In Memoriam Albert Van Egroo
Billet de Paris.
Comme un glas lugubre, le journal La
Région d'Ypres vient de m'apporter ici
I'affreuse nouvelle de la mort de mon cher
professeur Albert Van Egroo.
C'est terrible
Profondément ému, le coeur meurtri, la
gorge serrée, je me permets de présenter a sa
familie en pleurs, mes condoléances les plus
sincères pour le malheur épouvantable qui
vient de la trapper et d'exprimer en même
temps mes regrets les plus vifs de n'avoir pu
conduire le cher défunt jusqu a sa dernière
demeure.
Ypres vient de perdre un de ses enlants les
plus connus, les plus estimés, les plus admi-
rés, et surtout les plus aimés.
Le deuil a frappé tous les cceurs réellement
Yprois.
Le nom d'Albert Van Egroo restera dans
l'histoire de notre cité.
Les différents discours prononcés sur sa
tombe ont rendu les hommages dignes de lui
et ont rLtracé sa vie dans ses grands traits.
Qu'il me soit cependant permis d'y ajouter
quelques lignes, en ma qualité d'ancien élève
et surtout en qualité d'admirateur de mon cher
professeur, car il a su m'ir.planter, comme a
tous ceux d'ailleurs qui se sont approchés de
lui, un respect et une admiration mêlés d'une
amitié dont son coeur débordait.
Lors de sa nomination de professeur de
violon en 1898, je suis entré dans sa classe
avec ses premiers élèves et depuis cette
époque, je suis fier de pouvoir dire que,
jusqu'en 1914, j'ai toujours été un des pre
miers a le suivre dans les voies si difficiles qui
s'ouvraient devant lui.
Je me rappellerai toujours, et certainement
beaucoup d'autres avec moi, avec quelle bonté
d'ame il nous faisait faire les premiers pas et
nous donnait les premières legons sur un
instrument dont il était devenu un maitre
puissant.
Son enseignement é:ait non seulement un
enseignement instrumental, mais en même
temps un enseignement musical complet. II
guidait les jeunes coeurs vers le beau, il
dirigeait les fimes vers l'idéal, cette corde si
sensible dont il guettaitla moindre vibration.
Par des moyens qui lui étaient propres, il
savait inculquer cette poésie dont il s'entou-
rait et, du nombre incalculable de ses élèves,
bien peu nombreux sont ceux qui n'ont pu en
subir le charme.
Petit a petit il faisait comprendre et aimer
les grands maicres anciens et modernes. Legon
par legon il faisait goüter davantage eet art
sublime que nous sommes si heureux a'appré-
cier aujourd'hui.
Sa méthode d'enseignement, si nouvelle et
si coniraire a celle jusque la en usage a
l'école de musique, se faisait ressentir plus
sürement de jour en jour. Elle fut certaine
ment la grande cause de la renommée de notre
cher Albert.
C'est vers 1899 ou 1900, si je me rappelle
bien, qu'il ma présenté personnellement a M.
Edgard Tinei, a ce moment Inspecteur des
écolcs de musique de Belgique, grand artiste
de l'époque, universellement connu comme
célèbre musicien beige, mais également connu
pour être l'homme le plus difficile a satisfaire
dans le domaine musical.
Cette visite, comme bien vous le pensez,
révolutionnait toute l'école.
L'inspection se faisait rapidement et,
comme prévu, les observations pleuvaient
dans toutes les classes.
Enfin mon tour venait. L'exécution finie, au
grand étonnement de tout le monde, M.
Tinei.... se déclarait satisfait du jeu mais....
ajoutait que le violon était exécrable.
Je jetais des yeux effarés vers mon maitre
chéri qui souriait doucement car.... c'était son
propre violon prêté pour la circonstance
Ces souvenirs trés vieux me sont restés a la
mémoire et c'est par la suite seulement que
j'ai compris que cette journée n'avait pas été
perdue pour mon cher professeur, car il avait
acquis dans l'observation du grand maitre
Tinei, la certitude de la bonne méthode de son
enseignement.
A l'école, le nombre d'élèves augmentait
sans cesse. Chez lui les legons particulières se
multipliaient de jour en jour.
C'était le prélude de sa si belle carrière.
Prélude seulement, car il était trop modeste
pour se laisser griser par un succès. Son but
a atteindre et tracé visiblcment était bien plus
élevé.
Son but était d'enseigner la foule entière, de
lui communiquer tout ce qu'il ressentait lui-
même de beau et de noble. II voulait faire
comprendre a cette foule encore bien
rante a ce moment toutes les beautés de la
musique classique. II voulait élever les Yprois
au même niveau intellectuel musical que celui
des autrer villes beiges dont on parlait beau
coup mais dont on n'osait s'approcher.
II le .voulait. par sa ténacité il a réussi.
Que d'obstacles insurmontables a franchir
Et pourtant, les uns après les autres ils ont été
abattus. Le cheinin a été suivi pas a pas et les
résultats les plus extraordir.aires ont été
obtenus.
Cette musique classique, pour ainsi dire
totalement inconnue et incomprise de la
population Yproise, lui donnait un vaste
champ a explorer.
Toujours confiant, toujours aimable, son
éternel sourire aux lèvres, Albert savait mener
sa barque a travers tous les écueils.
Sa nomination en 1902 comme professeur
de violoncelle et d'alto fut le point de départ
de la deuxième parlie de sa carrière.
Son frère, mon grand ami Georges, fut,
pour le; viojönc 11 son ai ie tout indiqué,
ainsi que son collaborateur p écieux pour
l'avenir.
P. ur Pal to ie fus a l'honncur comme pre
mier élève d'Albert.
C'est a cette époque qua soa cabinet d'étu-
des, té itable studio d'artiste, s'cuvrait pour
nous et que commëncè.ent lts longues soirées
de musique de chambre.
Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Schu
mann, Schubert, etc etc. devenaient les
auteurs longuement étudiés'. Triosj quatuors,
quintettes livraient leurs secrets a nos oreilles
émerveillées.
I our a tour au piano, au violon, au violon
celle, a l'alto, le cher maitre nous enseignait
a l'un et lLutre la finesse et la prose particu
late de chaque compositeur.
Les grandes difficult és pour chaque instru
ment étaient pour.lui un éi itable jeu d'enfant.
Avec une patitnee extraordinaire il arrivait a
nous faire manier l'archet a sa volonté et sa
joie était grande quand il se sentait compris.
Cette joie,... c'ctait pour nous tous notre plus
grande récompense.
C'est vers cette époque également que la
première Société Symphonique a été ciéée.
C'était le commencement de la grande étape.
II avait travaillé jusqu'alors pour nous seuls,
maintenant il nous ferait travailler pour tous
les autres.
C'est a 1'Hotel St Sébastien que nous étions
réunis une première fois sous son admirable
baguette de chef d'orchestre. Le recrutement
de ses éléments s'était fait, a quelques excep-
tions prés, parmi ses anciens élèves dont faisait
également partie M. Léon Nuytten qui, par la
suite, etjusqu'a la déclaration de guerre, est
resté notre sympathique Président de Société.
outes les semaines nous nous réunissions,
toujours de plus en plus attentifs. C'était uri
début bien effacé, bien modeste, n'avions nous
pas une vieille contrebasse a 3 cordes
N'importe, le chemin était tracé nous
n avions plus qu'a le suivre.
Et c'est la que nous avons exécuté p0Ur
première fois la grande Modern Marche
que le cher Albert, a notre demande si souver.
répétée, avait bien voulu composer. Cej
d'ailleurs la seule ceuvre dont nous avons p
obtenir l'exécution. Et cependant, combien
en avait-il déja enfermés dans ses tiroirs
C'est aux répétitions de la Symphonie qne
véritablement, les talents du regretté Albe-
se faisaient connaitre de plu - en pluS) tam
comme chef d'orchestre que comme musicitn
Pas un instrument ne lui était inconnu, A
chaque instrument, depuis la flüte jusqu'^ [a
contrebasse. il savait donner une ame quivous
remuait entièrement.
Mais a cóté de ses capacités uniques d'in-
strumentiste, c'était surtout son talent de ché;
d'orchestre qui était admirable.
D'une simplicité extraordinaire, son geste,
a peine visible, suffisait a nous entraiiïer, j
nous faire comprendre le fond de sa pensee.
Son coup d'oeil, de l'un a 1'autre, trouvait®
résultat immédiat.
Comme il possédait une méthode spéciale
pour donner ses cours, la encore son ame d'ar
tiste complet se faisait comprendre d'une
fagon peu ordinaire.
Saisissant entièrement lapensée de l'auteur
il le remplagait au pupitre de direction etnous
étions torcés de le suivre jusqu'au moindre
«soupir» A cette communication d'idées par-
fois si difficile, il ajoutait encore un peu de
lui-même, de son noble coeur, de sa bonté
dame. Et le tout formait un mélange d'une
pureté divine qui vous laissait sous un charme
indescriptible.
Complètement détaché des banalités de la
vie matérielle, son existence planait dans une
sphère toute spéciale d'une beauté incompa
rable.
II avait en lui quelque chose d'exceptionnei
qui en faisait un être admiré de tout le monde
mais a la fois tant aimé. Tout le monde cher-
chait son regard si franc, son sourire si aima
ble, sa parole si agréable on ressentait
comme une joie a le voir, a l'entendre. II char-
mait, il captivait.
Quand il était a un instrument quelconque,
c'était de 1'émerveillement. On seniait en luile
véritable artiste, mais toujours et malgré tout:
le véritable ami. Son amitié était aussi pure
que son jeu.
De caractère toujours égal, d'une humeur
toujours pareille, même dans les circonstan-
ces parfois difficiles, Albert a toujours été
d'un dévouement inlassable II n'y avait que
lui pour rendre service d'une tagon discrète.
Jamais on ne lui faisait va.nement appel.
II était de ceux qui ne voyaient pas dans
l'art un but lucratif mais un pur but humani
taire. Pour lui, sa seule préoccupation était
l'enseignement musical classique a la foule-
Lui, qui en avait si bien compris toute h
beauté, il estimait que c'était son devoir dels
faire comprendre a son tour. Et qui suits
cette idéé ne s'était pas déja ancrée dans sa
tète depuis le jour oü cette foule l'avait lêté 1
son retour de Bruxelles, journée dont il aval
gardé un si beau souvenir.
Cette marque unanime de sympathie aval
créé pour lui une dette de reconnaissance
Et les répétitions continuaient toujours
et les séances de musique de chambre
multipliaient encore.
Un nouveau collaborateur, M. Louis Var.
Houtte, pianiste de talent, venait lui apportei
son précieux concours.
Et c'est quelque temps après, si mes souv
nirs sont exacts, qu'un premier concert t
musique classique tut organisé a la salie de
spectacles ./JwHh
Entreprise formidable mais aussi... succes
non moins formidable.
Cette première séance avait réuni tous b-
vrais amateurs de musique de la ville. P°ur
ces derniers le programme fut une délectatioo
Pour les profanes, ce fut une surprise» un
émerveillement, et ce furent eux qui dans
suite entrainèrent ceux qui hésitaient encore
La cause était gagnée...
L'orchestre se complétait de plus en pluS
le public devenait de plus en plus nonffireux
La province même envoyait de tous les c0'n'
des auditeurs enthousiastes du talent du cnel
Albert.
Albert était heureux. Le but auqueli'
consacré une partie de son existence ea'
atteint. II ne demandait pas davantage.
C'est vers ce moment que M. W'ittebro0
se retirait de l'école de musique. -
Pas un Yprois ne doutait un instant djy
nomination du nouveau directeur. Le
cl Albert errait sur toutes les lèvres.