La Dentelk en Flandre Nous extrayons de La Bailleuloise les passages les plus intéressants d'une trés remarquable conférence radiopho- nique prononcéea Bailleul par M. l'abbé Detrez, membre de la Commission histo- rique du Nord. La Flandre, si toutefois elle n'en est point le berceau, est au moins la terre classique de la dentelle. Qui d'entre-vous, Mesdames et Messieurs, n'aime a évoquer encore cette vision d'avant guerre Par les beaux jours d'été, toutes les dentellières sont assises sur le pas de leur porte. Comme des araignées laborieuses, elles maoient avec une merveil- leuse agilité les petits fuseaux de bois qui les font vivre. Tous les ages de la vie sont la représentés bonnes vieilles, déja toutes rata- tinées, au visage de parchemin, jeunes filles aux joues roses... Ne dirait-on pas des fées dont les doigts menus fabriquent de jolis -chefs-d'oeuvre aux arabesques fleuries. L'hiver venu on se retrouve derrière les fenêtres a -croisillons dans les maisons blanches aux volets verts. A la tombée du jour, pour les longues soirées, on dispose une lampe sur la table, avec une carafe d'eau claire qui tami ;Sera la lumière et la concentrera toute sur l'ouvrage en train. La distraction, ce sera la tabatière que les vieilles se passeront de main en main, vous savez bien, la vieille tabatière en corne munie d'une lanière de cuir. La distraction encore, ce sera la traditionnelle tasse au liquide noir, le délicieux potje café ■ce sont aussi les bonnes chansons flamandes -dé nos grand'mères qu'un de nos plus illustres concitoyens, Edmond de Coussemaker, a cueillies sur leurs lèvres mêmes pour en faire un volume rare et précieux, ces chansons dont la cadence calculée aidait le maniement des fuseaux Mais par dessus tout cela, d'accord avec les chants, les commérages et les rires, règne une musique sèche et monotone, quelque chose comme un bruit de castagnettes c'est le cliquetis de bois sec produit paries fuseaux d'ébène ou de buis qui s'entrechoquent sous les doigts de nos fées. Des générations ont .ainsi passé sur notre solelles ont mis toute leur ame dans ce tissu léger, diaphane, d'une blancheur de neige, qui ressemble a de l'air tissé, qu'elles ont exécuté en retour d'un mor- ceau de pain. Le temps n'est plus oü cette industrie charmante et poétique comptait, chez nous, des milliers d'ouvrières la Flandre Ta laissé déchoir, comme l'Auvergne et la Normandie. Autrefois pourtant, la dentellière se ren- contrait ici a chaque pas. C'était l'époque glo- rieuse oü la dentelle jouissait d'une vogue enthousiaste, dans le luxe des souverains, dans la parure des hommes et des femmes de la haute société, dans les ornements du culte et dans les costumes du clergé. L'histoire ne nous apprend-elle pas qu'en 1476, a la bataille -de Granson, Charles le Téméraire a perdu ses dentelles Charles Quint, n'ordonnait-il pas l'enseignement dentellier dans les écoles et couvents des Pays-Bas Autrefois et lon- temps réservée a la noblesse, la dentelle devint un objet de convoitise pour les riches bourgeois. Louis XIV fait venir a Versailles 200 dentellières flamandes et leur donne 36.000 livres de rente pour les encourager. La dentelle de Flandre fait fureur a la cour de France et dans les chateaux on se ruine a vouloir, a tout prix, l'acheter. C'est au point que chaque jour, sans vergogne, en dépit des interdictions, elle passé la frontière. A la fin déja du dix-septième siècle, c'est la contre- bande sur une large échelle, au moyen des chiens dressés tout exprès, recouverts de la peau d'un chien plus grand remplie de la pré- cieuse marchandise. II faudra prés de deux siècles pour que le secret soit éventé la douane frangaise, entre 1820 et i836, tuera de la sorte quarante mille chiens. Pour se glisser en Angleterre, le point de Flandre a recours a d'autres supercheries des pains de quatre livres sont bourrés de belles dentelles neuves des centaines de tours sont enroulés sur un cadavre et le eer- cueil, jusqu'au jour oü la fraude sera décou- verte, passera sans encombre sous les yeux des douaniers. C'est une véritable passion qui fait aux dames anglaises, dit un auteur du temps, dépenser plus de deux millions. Mais la Révolution frangaise, en donnant a l'ancien régime un coup fatal en supprimant le luxe par l'établissement de l'égalité, ruine brusquement la dentelle aux fuseaux. Au len demain du Directoire, la vieille industrie essaie de rendre a la toilette des élégantes un regain d'éclat. Dans un bal, donné en 1802, pendant la paix d'Amiens, Madame Récamier regoit le Premier Consul et ses hótes sous des rideaux du plus beau point de Bruxelles a guirlandes de chèvrefeuille doublé de satin rose tendre, et des oreillers de batiste brodée tombaient des flots de Valenciennes Dans le roman de Victor HugoLes Misé rabies, lors des fiangailles de Marius et de Cosette, le vieux grand'père, en fouillant dans une armoire, pourra bien dénicher pour la toilette des noces, une ancienne garniture de point de Flandre... Mais l'agonie est proche, et le machinisme sera l'assassin. C'est lui qui porte un coup terrible aux dé licieux travaux exécutés dans les chaumières par de pauvres femmes qui. sans doute, ne gagnent pas gros, mais qui échappent aux pernicieux contacts de l'usine et de l'atelier.. Mais voici la concurrence fatale de la ma chine. L'article mécanique et d'imitation fait la vie dure a la véritable dentelle de chez nous. En 1768, en effet, un Anglais, Crane de Not tingham, a transformé le vieux métier a bas qui faisait le point de tricot, pour l'adapter a la fabrication du tulle Ferguson, le perfec- tionnant vers i8og, a découvert le procédé de la dentelle mécanique. Fatalement, dès lors, sont bouleversées en Flandre des habitudes tant de fois séculaires la machine fera désor- mais a la minute trente mille mailles, alors quele fuseau peut en faire cinq ou six... Un seul métier mécanique fait en dix minu tes ce que nos meilleures dentellières ne pour- raient exécuter en 6 mois de travail. Faut-il s'étonner que le prix de la dentelle a la main ait alors baissé de moitié Le début du dix-neuvième siècle donne ainsi le coup de grace a la petite industrie du point de Flandre, comme a celle du Calva dos, d'Alengon, de Mirecourt et du Puy. Les vieilles dentellières qui se crampon- nent encore a leur modeste gagne pain sont devenues chose rare. Vont elles disparaitre les unes après les autres sans avoir formé d'élèves ou d'apprenties, emporter dans l'au- tre monde leur précieux secret II y a quelque soixante ou quatre vingts ans, la ménagère de chez nous, tout en s'occupant de son ménage,pouvait ainsi gagner trois francs par jour (il n'était certes pas question de vie chère et de coefficient!). Elle s'élevait elle -même en élevant ses enfants, jusqu'a devenir créatrice d'art et de beauté... Et dire que sous le second Empire, le salaire de nos dentellières était le plus élevé des ouvrières a domicile. Savez-vous qu'elles étendaient leur petit chef-d'oeuvre sur le comptoir du mar- chand et celui-ci pour leur salaire, recouvrait de pièces blanches le travail exécuté Dans le ciel calme de notre Flandre, un jour de 1914, éclate le coup de foudre de la mobilisation l'on ne verra plus, un matin de bataille comme a Steinkerque, un maréchal de Luxembourg, surpris avec les princes de la 1 5 maison de France, courir au combat, avec une cravate de guipure et créer du même coup une mode nouvelle. Le temps est passé de la guerre en den telles mais c'est a tout le moins la trêve des fuseaüx. Les doigts agiles de nos dentellières vont maintenant confectionner des masque contre les gaz, des tricots bien doux et bien chauds pour les soldats de France qui grelottent dans les tranchées. Le flot brutal de l'invasion souille un coin prospère de notre Flandre martyre des coeurs, écroulement des foyers, ruine de nos villages, fuite éperdue vers l'inconnu C'est la procession have, morne, indécise Ne sackant oil prier, ne sachunt oil s'asseoir, De ces gens sans pays, sans toit et sans église, Dontlepassén'estplus qu'un trou sanglant et noir. Mais pour la dentelle aux fuseaux comme pour nos cités mortes, n'est-il plus aucun avenir L'homme est ainsi fait, il s'attache a la profession quand son travail y trouve sa récompense. Le carreauja dentelles ne nour- rit plus son ouvrière il est done abandonné. C'est que le métier mécanique lui a porté un coup mortel. Loin de'nous la pensée de vou loir descendre l'échelle du progrès. Nous aurions certes bien mauvaise gTace a regret, ter le perfectionnement de la machine nous acceptons sans hésitation les procédés du travail, et les formes de vie en accord avec les besoins d'aujourd'hui. Le machinisme a droit a des égards il ajvulgarisé la dentelle, il l'a rendue démocratique, accessible aux petitss bourses, alors quelle était l'apanage exclusif de l'aristocratie il l'a'jmise d'accord, si l'on peut dire, avec le rythme contemporain. Dans le temps qu'il faut a^une de nos ouvrières pour mener a sa perfection un carré du point de Bailleul un industriel fabrique aujourd'hui un millier d'automobiles. Cette merveille de grace, la vraie dentelle, est done condamnée a périr comme tant d'autres choses aimables, que le progrès, trop pressé d'arriver, laisse tomber en route. Mais le goüt, le vrai goüt frangais y a-t-il perdu quelque chose Assurément non. De nos jours encore, comme par le passé, il est possible de se procurer de belles den telles il suffit d'y mettre le prix. Elles sont descendues dans le domaine public, c'est vrai mais ce n'est pas au détriment du luxe véritable. Oui, vous autres, Mesdames, vous pouvez toujours trou- ver a satisfaire vos coüteuses fantaisies mais auprès de vous, souffrez que la modeste bour- geoise, que même la petite femme du peuple mette aussi, dans la prosaïque simplicité de sa vie quotidienne, un peu de poésie, un maigre reflet de l'art Un reflet de l'art ai-je dit. Oui, car ces dentelles d'imitation ne seront jamais ar- tistiques... Peut-ily avoir un art sans person- nalité II y aura toujours, entre la dentelle a la main et son imitation mécanique, la diffé- rence qui existe entre un tableau et une photo graphic, entre une poésie bien lue, profondé- ment sentie, et les mêmes vers récités par un perroquet. C'est qu'il y a, n'est ce pas, Mes dames et Messieurs, c'est qu'il y a comme un peu d'ame humaine dans la dentelle faite avec les doigts. Non, ces deux industries ne sont pas des soeurs ennemies la vogue de l'une amène la vogue de l'autre et toute imitation suppose un original. Aussi ne jetons-nous pas l'anathème a la machine ces deux industries d'art sont viables cóte a cöte, toutes deux peuvent avoir leur place sur le marché, et chacune laisse a sa sceur jumelle un vaste champ a exploiter. Mais la crise actuelle n'en devient pas moins pénible, inquiétante. Elle a, comme princi pal élément, la concurrence faite a la dentelle véritable par le produit vulgaire issu de la machine. Pour la plupart d'entre vous, peut- être, Mesdames et Mesdemoiselles, pour votre goüt éclairé, il n'est point de confusion possible entre les deux. Mais combien d'ache-

HISTORISCHE KRANTEN

Het Ypersch nieuws (1929-1971) | 1931 | | pagina 5