JOURNAL D'YPRESDE L'ARRONDISSEMENT
YPRES, Dimanche
Cinquième année. N° 12
24 Mars 1867
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Le suffrage universel.
La Chambre a repris, depuis quelques jours, la
discussion du projet de loi relatif a la réforme élec-
torale.
On a contesté longtemps la nécessité d'une ré
forme. Tout rècemment encore M. Tesch affirmait
que cette question n'intéressait nullement le pays et
que c'etait une des choses dont il se souciait le nioins.
La majorité a repondu a 1'assertion plus que hasar-
dée de I'ancien ministre de la justice en repoussant
la proposition d'ajournement appuyée par le gouver
nement.
Nous ne nous sommes pas fait un instant illusion
sur la portée de cette décision. En maintenant son
ordre du jour, en exprimant sa ferme volontè d'en
finiravec la question de la réforme électorale, la ma
jorité, nous n'en avons jamais douté, n'a point en-
lendu émettre un vote d'hostilité, voire même de dè-
fiance a l'égard du gouvernement. Mais il nous a été
permis d'y voir la preuve qu'elle est convaincue enfin
de la nécessité de s'occuper sans plus de retard d'un
problème qu'elle avail dedaigneusement écarté jus-
qu'alors, et que Ie mouvement d'opinion dont eile
avait obstinémeut contesté I'existence a pris a ses
yeux un caractère de gravité et d'universalité qui
s'impose a son attention.
Au surplus, Ie débat est ouvert aujourd'hui et
ceux-la même qui persistent a nier Ie mouvement
reconnaitront avec nous qu'il n'esL plus dans la puis-
since de personne d'en reculer la solution.
L'heure serait mal choisie pour les récriminations.
Le ministère, en présentant son projet de reforme, a
declarè qu'il n'avait pas la pretention de soumettre a
la Chambre une oeuvre parfaite et qu'il examinerait
avec bienveillance les amendements qui pourraient
se produiredans Ie cours de la discussion.Tout espoir
d'arriver a une entente commune n'est done point
perdu et nous serions les premiers a regretter que
des paroles d'amertume la rendissent impossible
Nous ne pouvons cependant pas nous empêcher de
faire remarquer que si la question du suffrage uni
versel a surgi tout-a-coup dans Ie débat actuel, la
responsabiiité en revient lout entière au gouverne
ment. Cette question n'etait pas née, il y a trois
mois. Les esprits les plus avances n'aliaient pas alors
au-dela d'une réforme basèe sur les principes de la
proposition de IV». Guillery. Tout au plus quelques-
uns entrevoyaient-ils le suffrage universel comme un
idèal realisable dans un avenir plus ou m >ins éloignó
ou bien comme une nécessité que les événemenls
pourraient nous imposer a un moment donne. La
résistance, le mauvais vouloir du gouvernement, le
langage imprudent de M. Frère, en irritant les. uns,
en décourageant les autres, ont donné naissance a
cette question facheuse qui prepare au pays, nous le
craignons fort, de sérieux embarras dans l'avenir.
Quoi qu'il en soit, la question est posëe. Les mee
tings la discutent, la Ligue du l'euple s'en fait un
drapeau, M. Goomans vient de la porter a la tribune
parlementaire ou elle soulève des tempêtes. Pour si
peu que notre opinion doive compter dans le feu
croisé d'arguments échangés entre ses partisans et
ses adversaires, nous avons a coeur et nous considé-
rons comme un devoir de nous en expliquer ici avec
une entière franchise.
Nous ne sommes pas de ceux qui ne voient dans
l'exercice du droit de suffrage qu'une fonction pure-
ment civique. Voter, comme pour les partisans du
suffrage universel, pour nous e'est exercer un droit
naturel tout aussi sacré, tout aussi incontestable que
n'importe quel autre. Si on I'oblige a payer, s'il peut
étre obligé a se battre, si 1'on exige qu'il obéisse, le
citoyen doit avoir le droit de savoir pourquoi, de don-
ner ou de refuser son consentement, de voir compter
avec son opinion.
Mais la sociétè ne reconnait pas de droits absolus.
Si elle contracle envers ses membres l'obligation de
les protéger dans leur personne et dans leurs biens,
il lui appartient incontestablement de déterminer les
conditions de cette protection et d'en fixer les limites.
La proprieté, la puissance paternelie, la libertè du
langage et de la presse, la liberté de conscience, la li
bertè de l'enseignement constituent des droits natu
rels au même litre que le droit de suffrage. Pourquoi,
tandis que tous ceux-la sont restreinls, réglementès
par la loi, ce dernier aurait il seul Ie privilége d'é-
chapper a son empire?
Est-ce a dire que la société puisse fixer selon son
bon plaisir les conditions du suffrage universel et pri-
ver arbitrairement un citoyen de son droit naturel de
participer aux affaires publiques Non certes. La
société, nous le proclamons bien haul, n'exerce cette
souveraineté que dans les limites tracées par les né-
cessités de sa conservation elle est injuste, odieuse,
despotique, si elle les dépasse et justifie, par son ini-
quité, ces revendications violentes qu'on appelle des
révolutions. Mais il nous sufïït d'avoir constaté son
droit pour que la théorie du suffrage unjversel croule
par sa base.
Cette théorie, si séduisants que soient ses dehors,
ne réalise point, d'ailleurs, l'idéal de Ia souveraineté
populaire, tel du moins que des apötres de l'absolu
doivent le concevoir. La souveraineté, prise dans le
sens absolu du mot, n'admet pas de délegation. II faul
aller jusqu'a la légisiation directe Point de Parlement
et le Peuple, dans le Forum, rédigeant lui-même ses
lois. II faut pousser plus loin encore et rejeter comme
une atteinte au droit individuel le principe du droit
des majorités, car oü trouve-t-on la loi qui oblige la
minorité a se courber devant la volonté du plus grand
nombre
Mais laissons-la les théories et demandons-nous
quels avantages la Belgique pourrait retirer du suf
frage universel. Dans le discours qu'il a prononcé
mercredi dernier, M. Hymans a prétendu prouver
que le suffrage universel avait perdu toutes les r'é-
publiques de l'antiquité. M. Coomans a repousse ce
reproche en établissant a son tour que l'antiquité n'a
jamais connu ni pratiqué ce mode de gouvernement,
et nous sommes, quant a nous, assez disposes a don-
ner raison a l'honorable représentant de Tburnout.
Mais qu'esl-il besoin de consuller Thucydide, Hero-
dote et Plutarque quand sufïit d'ouvrir les yeux
pour se convamcre? Soit, nous voulons bien l'ad-
mettre, le suffrage universel n'a pas a se reprocher la
ruine d'Athènes, de Sparte et de Rome mais que
ceux qui le préconisent si haut aujourd'hui nous di
sent ce qu'il a fait de la France d'il y a vingt ans, ce
qu'il s'apprête a faire de l'Allemagne, ce qu'il ferait
de notre libre Belgique si jamais leurs théories pou-
vaient triompher de ses rèpugnances
Et qu'on nous épargne cette élernelle objection que
le suffrage universel n'est pas libre en France. II était
libre, en 1849, quand il élisait cette chambre réac-
tionnaire qui vota l'expédition de Rome, supprima le
suffrage universel et se fit enfin, par ineptie ou par
calcul, le complice du coup-d'Etat. II était libre, en-
tièrement libre, le suffrage universel, qui prépara
l'Empire en appelant Louis-Napoléon a la présidence
de la République. N'est-il pas étrange, quand il a forgé
lui-même ses chalnes, qu'il vienne invoquer son es-
clavage pour dégager sa responsabiiité devant l'his-
toiée
Voyons l'Allemagne. En ce moment même le Parle
ment allemand, issu du suffrage universel, est réuni
Berlin. Personne ne niera que ce Parlement est le
produit d'un suffrage universel absolument libre. La
presse a pu parler, les associations, les clubs ont pu
se reunir, dans les conditions les plus favorables a la
libertè. Eh bien, cette assemblée formée selon le coeur
desadmirateurs du suffrage universel, cette assemblée
qui réalise leur idèal et qu'ils envient sans doute pour
la Belgique, refusait, il y a quatre jours a peine, le 19
mars, de consacrer dans la constitution fédérale la li
berté de la presse et le droit de réunion. Malgré les
protestations de M Scherer, l'auteur de la proposition,
le grand Parlement d'Allemagne, a une majorité con
siderable, s'est prononcé pour le despotisme contra la
liberté.
Qui peut croire qu'il en serait différemment en Bel
gique? Qui peut douter que si, tout-a-coup, sans pré-
paration sufïisante, la masse de la population beige
était appelée exercer le droit de suffrage, ce moment
serait le signal d'une réaction formidable contra les
conquêtes de la civilisation moderne? Quoi, c'est dans
l'instantoü l'ultramontanismerelève la têteet formule,
dans son Syllabus, un acte d'accusation en régie contra
la liberté, que des hommes de progrès, séduits par
nous ne savons quelles vaines theories, voudraient
confier le sort de nos fibres institutions aux mains
d'une population courbée, depuis des siècles, sous Ie
joug de l'Eglise romaine
Quoi, la liberté est partout en périlde l'Est a
l'Ouesl du continent, on ne voitque reaction violente
et despotisme, et c'est a ceux que l'Eglise a élevés
dans la terreur de la liberté que nous irions deraan-
der de la dèfendre? La Belgique, nous en sommes
bien convaincu, ne cominettra pas une pareilie im
prudence. La liberté lui a cofiló trop cher pour qu'elle
la sacrifie ainsi, de galtè de coeur, aux théoriciens de
1' absolu.
La discussion de la reforme électorale a commencé
le 19 a la Chambre des representanls. Les tentatives
n'ont pas manqué cependant pour éloigner cette dis
cission. Et tout rècemment encore, dans la séance du
15, un député de Gand proposait, en dépit de la dé
cision formelle de la Chambre, d'inscrire le projet de