(1) LE SUD, dimanche 11 décembre 1938! SES TROIS CARACTERISTIQUES L'Angleterre moderne est aristocrati que, elle est protestante, elle est mer cantile. Evidemment elle est encore bien plus compliquée que cela, car l'Angleterre est un organisme vivant et rien d'organi que ne peut se définir par une simple formule. Les éléments d'un organisme sont légion et, seule, l'expérience peut en faire un tout. Entre tous les Etats modernes, l'An gleterre est remarquable, non seulement par son gouvernement de classe, par sa moralité protestante, par son aptitude au commerce, mais aussi pour sa spon tanéité, pour son humour, pour ses en thousiasmes soudains, pour son influen ce grandissante qu'exerce sur elle ce que l'on appelle le Nouveau Monde d'expression anglaise D'ailleurs, toute fonction et toute qua lité d'une chose vivante qu'il s'agisse de la nation ou de l'individu sont affectés par la nature même de la chose vivante, de telle manière que si nous di sons d'un homme ou d'un peuple qu'ils possèdent telle ou telle qualité, cela ne doit être entendu que de cette qualité considérée sous la forme particulière qui leur appartient en propre. Quand nous affirmons de l'Angleterre moderne qu'elle est maritime, par exem ple, ou qu'elle est urbaine, cela ne si gnifie pas maritime ou urbaine en gé néral, mais maritime et urbaine d'une façon spéciale. La manière anglaise de naviguer est sui generis. très différente de la bretonne et de la Scandinave. De "même, l'Anglais, produit par la grande ville industrielle anglaise est d'une es pèce tout autre que celle des grands cen tres industriels de l'Allemagne du Nord ou des Etats Unis. Mais une étude doit débuter par quelques grandes lignes. Voilà pourquoi, nous commençons par indiquer les trois caractéristiques prin-; cipales de l'Angleterre d'aujourd'hui cette Angleterre, répétons-le, est_ mer cantile, protestante, aristocratique. Cette dernière caractéristique, surtout, fait de l'Angleterre une exception au milieu des Etats contemporains. Et maintenant, définissons nos ter mes car quand un mot supporte l'équi voque, les conclusions fondées sur un raisonnement où il intervient ne peu vent qu'être confuses, voire contradic toires. Par Etat aristocratique j'entends ici un Etat dont les citoyens sont com modes, où des lois sont faites et appli quées, où les traditions sont maintenues et développées, par une classe dirigeante relativement restreinte. Il nous faut être très clair sur ce point, car il est essentiel pour qui veut comprendre notre sujet. Des mots comme aristocratique démocratique etc., signifient, au jourd'hui, tout et rien. On s'en sert dans cent acceptations différentes et contra dictoires. L'expression Etat aristocra tique peut, si on n'en précise étroite- ment le sens, s'appliquer trente-six idées. Je ne l'emploie pas, ici, pour dé signer un Etat qui serait dirigé par un petit nombre d'hommes nettement iden tifiés et que distingueraient des titres spéciaux. Encore moins veux-je m'en servir dans le vieux grec de gouver nement par les meilleurs Par Etat aristocratique j'entends une commu nauté où il est visible qu'une oligarchie dirige les affaires publiques, contrôle la politique intérieure et la politique étran gère, les tribunaux, l'instruction et l'éducation, communauté dans laquelle pareille structure sociale est tenue pour naturelle par tous les citoyens. L'aristocratie vient d'en bas. Pareil gouvernement n'implique pas seulement le consentement des gouvernés. Moins encore est-il imposé aux gouvernés nous dirions volontiers qu'il procède plu tôt du goût des gouvernés. Et voilà com ment on a pu soutenir de l'Etat aristo cratique anglais qu'il est une société où les pauvres désirent être gouvernés par les riches La définition n'est pas tout fait exacte car s'il est vrai qu'en pratique la classe dirigeante sera surtout la classe la plus riche, toutefois le désir d'être gouverné par cette classe n'est pas un désir d'être gouverné par des riches en tant que riches. Il entre dans la structure de l'Etat aristocratique ce qui nè peut manquer aucune combinaison politique humaine savoir l'élément mystique et sacramentel, si l'on peut dire, quelque chose qui comporte, la fois, une part de vénération et le respect de celui-là qui s'impose par ses qualités. Tel indi vidu typique de la classe gouvernante peut très bien, dans un Etat ainsi con stitué, être tout fait pauvre. Tel autre très riche peut, c'est trop évident, ne posséder aucun des caractères de cette classe dirigeante. D'autre part, quand nous employons le mot classe nous n'entendons pas un corps défini, avec ses limites fixes. De pareilles limites et une définition aussi nette détruiraient la qualité sociale de la chose. Impossible d'enfermer notre critère dans une for mule précise il s'agit d'une apprécia tion comparable, en somme, celle que nous faisons d'une chose en la goûtant. Les sociétés humaines, les nations, les villes libres, les Etats se divisent, au fil de l'histoire, en deux grandes caté gories. La première comprend tous les groupements où le sens de l'égalité hu maine est demeuré fort nous les appel lerons les Etats égalitaires Quand ils sont petits (et seulement alors), ces Etats peuvent s'organiser en démocra ties, c'est-à-dire en sociétés qui se gou vernent par l'assemblée' des citoyens, discutent publiquement tous les problè mes publics et nomment publiquement les magistrats Quand il ne s'agit que de quelques milliers d'hommes, qu'ils soient des tra vailleurs indépendants ou des maîtres d'esclaves, la démocratie est possible. En toutes autres circonstances, non Et pour des raisons purement matérielles, mécaniques. Quand il s'agit de grandes masses d'hommes et de vastes territoi res, le sentiment égalitaire s'exprime par la concentration de l'autorité entre les mains d'un seul homme. Presque tous les Etats d'aujourd'hui, de même que ceux dont nous relevons les traces dans l'histoire, sont du type égalitaire. Les Etats aristocratiques, où une oligarchie est non seulement tolérée mais vénérée, où le sentiment égalitaire est absent ou faible, sont, en vérité, fort rares. En qualifiant l'Angleterre contempo raine de protestante nous voulons dire que cette nation est fortement attachée un certain esprit religieux répandu sur la plus grande partie de l'Europe du Nord et de l'Amérique du Nord, un esprit né d'une réaction contre l'auto rité centrale de l'Eglise romane ce ca ractère réactionnaire, le protestantisme l'a conservé. La nuance générale d'une attitude re ligieuse, quelque marquée soit-elle, dé fie toute définition. Mais certaines con séquences sociales et politiques, engen drées par la culture protestante, sont nettement perceptibles partout où cette culture informe une société et il est possible de les décrire. La culture pro testante, en général, est une des carac téristiques de l'Allemagne du Nord, de la Scandinavie, de la Hollande, des Etats Unis et de l'Empire britannique. Partout, elle dégage une commune at mosphère d'où naissent certains liens de sympathie. En Europe, ses centres prin cipaux sont Londres et Berlin. Les effets du protestantisme sur le caractère d'un Etat varient avec les fac teurs, raciques et autres, de la commu nauté. C'est ainsi que le protestantisme ne possède pas la puissance unificatrice de l'islamisme car il est, de par sa na ture, une protestation, comme l'implique le nom même que lui donna le hasard de l'histoire. Partout où il domine, il produit, toutefois, certains effets com muns dus l'isolement de l'âme en particulier, une confiance en soi, une propension compter sur ses propres ressources et s'estimer soi-même. Mais il serait impossible de prétendre que le protestantisme favorise telle ou telle qualité politique moins de s'en tenir aux répercussions indirectes. Là où le protestantisme informe une so ciété étendue et nombreuse, il favo rise indubitablement le gouvernement d'une petite miqorité. Tandis que dans de nombreuses sociétés dont l'organisa tion a quelque chose de simple, en Nor vège par exemple, il favorise un esprit égalitaire extrême. Le protestantisme engendre partout et nécessairement une sympathie pour les autres pays culture protes tante tout comme il développe un sen timent de supériorité, mêlé de méfiance, l'égard de la culture catholique. On pourrait soutenir aussi que l'attache ment de l'Angleterre la culture pro testante, dépend grandement du carac tère mercantile de l'Etat anglais. Ce se rait une erreur, toutefois, d'exagérer sur ce point car il semble établi que de grandes politiques commerciales sont compatibles avec toutes les formes de religion. Mais voici qui est certainement plus vrai le protestantisme anglais fît naî tre et dater l'histoire de la nation, sa mémoire et sa conscience nationales, de ses propres commencements. Par lui la nation fut réellement séparée de son lointain passé telles enseignes qu'el le ne se comprend bien elle-même que depuis trois siècles. S'il s'agissait, en l'occurence, d'une nation aux origines barbares, la chose n'aurait pas grande importance mais dans le cas de l'An gleterre, d'un pays dont la civilisation remonte deux mille ans, puisque l'An gleterre fit partie de l'Empire romain, une refonte historique aussi récente en traîne de graves conséquences. Lin fran çais, un italien, un espagnol, restent en contact actif avec le moyen âge. Lin an glais ignore le moyen âge, comme oj ignore un pays étranger. Sans doute toute révolution tend briser de la sorte les cadres de l'histoire nationale mais une révolution religieuse, plus que toute vitre. Notons encore que le protestantisme de l'Angleterre esr complet et homo gène. Ici, moins que dans n'importe quelle autre grande nation occidentale, le protestantisme a l'expérience sur le terrain politique et social, d'une culture catholique en contradiction avec lui. L'Angleterre est aussi mercantile c'est le troisième caractère politique du peuple anglais d'aujourd'hui. Et par mercantile, nous entendons organisée pour l'accroissement de la richesse ma térielle par l'échange Il existe une différence profonde en tre l'esprit mercantile et l'esprit produc teur dans le caractère économique d'une nation, Un paysan, un artisan sont des producteurs. Une communauté où le ton est donné par les paysans et les artisans considère la richesse comme une chose qui est en relation avec la personnalité, comme la récompense de l'industrie in dividuelle. Si vous allez au fond de pa reille mentalité, vous trouvez cette idée, permanente chez le paysan et l'artisan que le but immédiat de la production est la consommation. Le paysan a beau semer avec l'intention de vendre sa ré colte, l'artisan travailler, faire des chai ses, des tables, des habits, des usten siles. pour vendre le produit de son tra vail il n'en reste pas moins que l'un et l'autre président la création de ce qu'ils vendent, voient les choses se former et arriver l'existen^ en tant qu'objets de consommation^ générale ment, d'ailleurs, une partie de ce qu'ils produisent est consommée par eux-mê mes. Le pâtre mange de son fromage, le savetier fabrique et répare ses pro pres souliers. Tandis que là où l'idée économique primordiale est l'idée d'é change, la faculté créatrice est relé guée l'arrière plan. La personnalité et la production sont désaccordées. La con sommation devient un but éloigné. Les activités économiques immédiates du ci toyen portent non pas sur la fabrication, mais sur le commerce. Une économie productrice favorise la stabilité et la bonne division de la pro priété. Une économie mercantile favo rise la concurrence, la concentration croissante des moyens de production, de transport d'échange, etc., entre quelques mains et la réduction d'un nombre tou jours plus grand de citoyens la con dition de prolétaires. De plus l'esprit mercantile d'une na tion, dans la mesure même où il se ré vèle actif, donne aux chefs de cette na tion une connaissance du monde plus étendue que celle qu'en peuvent avoir les gouvernants d'une communauté d'ar tisans et de paysans. En outre, un Etat mercantile aura plus d'aversion pour tout ce qui est mi litaire et pour l'emploi des armes qu'un Etat producteur. Il fera la guerre pour conquérir des marchés ou, cela va de soi, pour se défendre, tandis que l'Etat producteur la fera. aussi pour se défendre, évidemment mais mê me pour augmenter son revenu direct, pour étendre son champ de recrutement (Voir suite page 3) L'Angleterre moderne (1) M. Hilaire Belloc, l'excellent col' •taborateur anglais de La Revue Ca tholique des Idées et des faits vient de faire paraître chez Desclée-de Brou- wer une remarquable étude Pour mieux comprendre l Angleterre, contem poraine dont nous publions un extrait.

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