LE SUD, dimanche 25 décembre 1933
compte des œuvres nombreuses qui ont
été détruites lors des troubles religieux
ou des guerres, et d'autres peut-être
aussi nombreuses, encrassées par le
temps, oubliées dans les greniers des
demeures seigneuriales, ou, comme ce
fut souvent le cas, dont la toile fut
utilisée par d'autres peintres, l'œuvre
spendide de Memling se trouvant, peut-
être aujourd'hui encore, cachée derrière
une peinture sans valeur du dix-septiè
me ou du dix-huitième siècle.
La légende d'un Memling pauvre et
hospitalisé est complètement détruite. Il
arrive Bruges après avoir travaillé,
peut-être comme collaborateur direct,
avec van der Weyden. Il paye son droit
de bourgeoisie, et dès qu'il se trouve en
ordre avec le règlement corporatif des
peintres brugeois, il ouvre un atelier.
Pourquoi utilisons-nous cette expres
sion C'est qu'il nous paraît indiscuta
ble que le retable de Dantzig qui date
de 1472-1473 soit bien l'œuvre d'un
atelier. C'est d'ailleurs la raison pour la
quelle les meilleurs critiques ont souvent
hésité avant d'attribuer avec certitude
Memling la paternité de cette œuvre.
En effet, le retable de Dantzig, qui re
présente le Jugement dernier, et dont
nous donnons une belle reproduction,
peut facilement être considéré comme
une œuvre de commande, exécutée col
lectivement dans un atelier. Ce retable
avait été commandé par un Florentin
et destiné une église de Florence.
Mais au cours du transport le navire
hollandais ayant été pris par le corsaire
Paul Beneke, le retable fut donné une
église de Dantzig. Memling avait déjà
fait avant ce retable quelques portraits
et notamment le vieillard du Kaiser-
Friedrich Muséum et la Vieille Dame
du Musée du Louvres.
Le premier triptyque connu est ce
lui de la famille Clifford. qui se trouve
au château de Chatsword. en Angleter
re. Et nous avons également, de la pre
mière période, la Vierge au Donateur
-de la Galerie de Lichtenstein. Nous at
teignons l'apogée de l'œuvre de Mem
ling, ou du moins la période qui nous
paraît telle par la production abondante
du maître. C'est de 1475 1480 qu'il
exécute l'Adoration des Mages, qui se
trouve au Prado de Madrid, et est con
nue sous le nom de l'autel portatif de
Charles-Quint. Le premier mage repro
duirait les traits du Téméraire. Il peint
en 14 77 le fameux panneau des Sept
Douleurs de la Vierge, commandé par
Guillaume Vrelant, qui de l'Eglise de
l'abbaye d'Eeckhout est parti pour la
Pinacothèque de Turin et figurera pro
bablement Bruges avec d'autres œu
vres de Memling conservées dans les
musées italiens, telles que la Vierge et
l'enfant, avec les deux anges du Musée
des Offices Florence la Déposition
du Christ, de la Galerie Doria Rome,
et quelques portraits de Florence, Ve
nise et Rome.
1479 nous réserve deux œuvres su
perbes le Mariage mystique de Sainte-
Catherine et l'Adoration des Mages de
Jean Floreins, toutes deux conservées
l'Hôpital Saint-Jean. Memling arrive
son apogée en 1480 Pierre Bultync,
échevin de Bruges lui commande le pan
neau des Sept joies de la Vierge, qui a
malheureusement quitté l'Eglise de No
tre-Dame pour enrichir la Pinacothèque
de Munich l'émouvant retable de la
Descente de Croix offert par le Direc
teur de l'Hôpital Adrien Reins cette
institution, et enfin l'énigmatique por
trait de Sibylle Sambeth, également con
servé l'Hôpital. La même année Mem
ling achetait Bruges trois propriétés,
la maison dite des Arbalétriers, avec ses
dépendances la maison dite de l'Ange,
et une petite maison avec un terrain.
Et toujours la même année Memling
assiste aux premières convulsions qui
provoqueront la décadence rapide de
Bruges. Le Téméraire a été tué Nan
cy en 1477, succombant sous les coups
des Suisses. Son ennemi impitoyable, le
fourbe Louis XI, veut envahir le pays
qui appartient la jeune Marie de
Bournoqne celle-ci a épousé Maximi-
lien d'Autriche et les plus riches bour-
neo's de Bruges prêtent de l'argent
la ville pour soutenir M. Maximilien.
Mem'ing figure sur la liste de ces ri
ches bourgeois, ce qui est fort loin de
la légende attachée la Châsse de
Saint-Ursule, légende qui prétendait
que Mem'in" indigent soigné l'Hôpi
tal de bruges, aurait- offert—la- Châsse
en payement et en témoignage de re
connaissance. Des critiques éminents et
des historiens avertis des siècles pas
sés ont brodé sur cette légende les thè
ses les plus catégoriques Le fait que
nous signalons, la situation de Memling
en 1480 mettent néant cette littérature
romantique.
Memling, disions-nous, a été témoin
de la grandeur bourguignonne et des
premières convulsions qui ébranlèrent la
fortune de Bruges. Il est fâcheux que
le peintre n'ait pas été doublé d'un phi
losophe-historien. Il eut pu nous narrer
les tragiques événements qui endeuil
lèrent la ville de Bruges de 1482
1483. Marie de Bourgogne succomba
sa chute accidentelle en 1482, et la
Flandre, les bonnes villes supportèrent
fort mal que Maximilien, ayant créé un
conseil de régence, pour le jeune duc
Philippe, ne mit que des étrangers dans
ce conseil. Ce fut la révolte. Nous n'a
vons pas retracer les faits de cette
période tragique, si parfaitement décritè
nir Kervyn de Lettenhove. Memling eut
l'occasion d'apprécier la vanité de la
puissance et la fragilité de la gloire
politique Tel l'exemple de son excel
lent client Guillaume Moreel, de la
corporation des Epiciers, qui fut bourg
mestre de Bruges et défendit les pri
vilèges des Brugeois contre Maximilien,
subit après le triomphe du Prince de
sérieux revers et fut un des dix citoyens
les plus imposés de la ville, après avoir
été jeté en prison.
Mais la clientèle de Memling était
solide, et les troubles civils ne l'empê
cheront pas de travailler. Plus d'une de
ses maîtresses œuvres date de cette
époque. Citons le grand triptyque de
Samt-Christophc-tjffert-pnr le bourg
mestre Moreel en 1484 l'église
Saint-Jacques et qui se trouve actuelle
ment au Musée de la Ville de Bruges
de 1487 date le diptyque de Martin van
Nieuwenhove, dont le portrait du do
nateur et la Vierge sont parmi les œu
vres les plus célèbres de Memling en
1489 il exécute pour la famille Floreins
une œuvre nouvelle, qui est au Musée
du Louvre la famille de Jacques Flo
reins aux pieds de la Vierge, et la fa
meuse Châsse de Sainte-Ursule, qui fut
inaugurée solennellement le 24 octobre
1489. Enfin citons une dernière date
certaine 1491, celle du diptyque de la
Passion donné par les frères Greverade
de Lubeck l'église Notre-Dame de
cette ville.
Nous ne pouvons énumérer en ces
quelques colonnes toutes les œuvres du
peintre, mais il en est unejort intéres
sante que nous ne pouvons omettre et
qui avait été exécutée pour le buffet
d'orgue de Najera le Concert céleste,
où nous voyons le Christ entouré de
seize anges vêtus de splendides orne
ments sacerdotaux. Si l'inspiration vient
de van Eyck, l'exécution est toute dif
férente et plus humaine, quoiqu'à nou
veau nous nous trouvions ici devant une
œuvre d'atelier, heureusement conservée
au Musée d'Anvers. Bruges conserve
encore l'Hôpital Saint-Jean une œu
vre maîtresse de Memling le mariage
mystique de Sainte-Catherine.
Et pour terminer cet aperçu général
sur l'œuvre de Memling citons une lis
te d'œuvres connues Anvers le por
trait du graveur Spinelli Bruxelles
le triptyque du Christ en Croix le
Martyre de Saint-Sébastien la Nativi
té du Musée de Berlin le Calvaire au
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LE RETABLE MOREEL. Ici nous admirons la partie centrale du re
table offert par Guillaume Moreel en 1484. C'est Saint-Cristophe por
tant l'Enfant Jésus, entre deux saints. Le crilfique Michiels décrit ainsi ce
Saint-Christophe Il porte ici une tunique bleue et un grand manteau
rouge. On ne peut voir sans surprise sa belle tête fine, intelligente et har
monieuse. C'est la vie, la fraîcheur mêmes. Le dessin et le coloris se prê
tent un mutuel secours. Ses jambes magnifiques plongent dans le fleuve
obscurci par son ombre et par celle des rochers voisins les nuances de
l'eau sont d'une intensité, d'une profondeur incroyables. Le petit Jésus fixe
agréablement l'attention d'un air doux et gracieux, il bénit le monde avec
la main droite et se cramponne de la gauche la tête du Saint. Derrière le
colosse l'onde devient claire, brillante et réfléchit les lueurs du soir, qui
empourprent l'horizon. La lanterne de l'ermite scintille déjà au milieu de
sa grotte.
Par-delà les rochers qui bordent les deux rives du fleuve, se tiennent gau
che et droite, deux élus noblement figurés l'un ayant une biche près de
lui et une flèche piquée dans sa manche droite, porte un livre dans sa main
cette main seule est un chef-d'œuvre. Le peintre a donné l'autre saint une
tête de moine, qui exprime la réflexion et charme les yeux par son caractère
de grandeur. Des violettes, des mélilots, des marguerites, des fleurs de tout
genre étoilent le sol.
Rappelons que l'intérieur des volets représentent les donateurs d'une part
Guillaume Moreel et ses cinq fils, présentés par Guillaume de Maleval, et
d'autre part Barbara de Vlaenderbergh et ses onze filles, présentées par
Sajnte-Barbe. Les paysages qui ornent ces volets sont de toute beauté. Si
gnalons que les deux grisailles extérieures sont postérieures Memling et
datent de 1504.
LA VIERGE DE LISBONNE. Cette reproduc
tion offre aux amateurs d'art l'agréable surprise de
voir une des œuvres les moins connues de Memling,
et qui figurera l'exposition de Bruges. Faut-il in
sister sur le charme exquis des traits de la Vierge
sur l'équilibre parfait de ce tableau sur la délica
tesse, l'ampleur, la finesse, la perspective de ce pay
sage. Cette Vierge de Memling exige d'être contem
plée en silence, et plus vous regarderez ce tableau,
plus vous serez pris par son charme envoûtant.