5 Comment on tue une ville... Dans la mêlée des luttes sociales qui se dérou- lent depuis quelques mois en France, un article portant ce titre avertisseur a paru d'abord dans le Moniteur Textile et ensuite sous forme de brochure. Cette brochure obtint un vif succès. 11 a pour auteur Monsieur J. E. Vandendriessche, Docteur en Droit, Secrétaire général de la Cham- bre de Commerce de Tourcoing. La chute lamentable qui y est relatée n'est mal- heureusement que l'histoire de notre chère ville d'Ypres. Et comme les Yprois portent le plus grand intérêt a tout ce qui concerne leur ville, nous avons demandé a M. Vandendriessche l'au- torisation de reprcduire son travail dans notre journal. Son ouvrage présente pour les Yprois un double intérêtd'abord, par la legon que nous donne l'histoire et ensuite par l'enseignement a en tirer au profit de l'avenir d'Ypres. La ville a conservé grand air, certes. Mais la vie commerciale et industrielle a quitté ce grand corps. Cela nous indique la tache de la génération actuelle ranimer ce grand corps afin qu'il puisse participer largement a la prospérité générale du pays, lutter a eet effet contre toutes les indo lences d'ici et surtout contre les vils égoismes d'ailleurs, qui tachent de nous tenir au ban de la prospérité nationale. C'est aussi notre but, notre programme. La vie de l'homme n'occupe qu'un court espace deTéternite. II est des phénomènes sociaux dont Involution est trop lente et porte sur une trop longue étendue de temps pour que leurs specta- teurs et même, parfois, leurs acteurs, puissent en apercevoir les causes et les effets. L'historien, par les recherches auxquelles il se livre dans le passé, élargit son champ visuel, dé- couvre desfaits qui ont pu passer inapergus a ceux-la même qui les ont vécus, leur trouve une explication et, parfois, peut en dégager des legons. La vie des villes est l'un des phénomènes so ciaux qui demeurent le plus inobservés. Combien peu nombreux sont ceux qui se ren- dent compte qu'une ville nait, vit et meurtqu'il est, pour elle, tel élément favorable a son déve- loppementtel autre qui entraine sa mortqu'il y a des villes bien portantes, des villes malades et des villes mortes. C'est quelques aspects de la vie d'une grande ville de Flandre que nous allons retracer ici ville qui, après avoir été bourdonnante du bruit des métiers créateurs, n'est plus animée, au- jourd'hui, que de la vie. factice qu'y apportent les touristes étrangers YPRES. YPRES connut son apogée dans la première moitié du XIII'' siècle. En 1245, elle comptait 200.000 habitants. Elle formait, avec Gand, Bruges, Lille, Douai, l'une des cinq bonnes villes des Fiandres Elle faisait partie des 17 villes, parmi lesquelles Tournai, Bailleul, Bergues, Damme, Lille, Furnes, de cette grande association mar- chande de protection mutuelle qu'était la Hanse de Londres Son industrie textile occupait 80.000 ouvriers constructeurs de métiers, peigneurs, porteurs et laveurs de laine, éplucheurs, cardeurs, fouleurs, chainiers, ourdisseurs, tisseurs, foulons, teintu- riers, aides-teinturiers, tondeurs, pressureurs, bat- teurs et apprêteurs. Tous ces ouvriers contri- buaient a fabriquer des draps d'une renommée européenne blancs, bleus, noirs, écarlates, unis et rayés. II n'était pas de présent qu'un souverain ou un prince regut avec plus d'agrément qu'une étoffe d'Ypres. Les draps de cette ville étaient rigoureusement contrölés quant a leur qualité et a leur longueur par des égards-jurésqui, après vérification, scellaient chaque pièce d'un plomb de loyauté. Ce plomb garantissait a tout acheteur la perfec tion et la bonne tenue marchande de la pièce. Ypres achetait les laines du Roi d'Angleterre et, après les avoir ouvrées, les vendait transfor- mées en drap aux marchands anglais. L'exportation était la grosse source de prospé rité de la ville. Lors de sa foire commerciale an- nuelle, la ville d'Ypres vendait, en 8 jours, aux marchands venus de tous pays, des pièces de drap par dizaines de mille et, durant cette foire, faisait un chiffre d'affaires de 7 millions de francs-or, ce qui équivaut a 35 millions de nos francs. Tout, vers cette époque, démontre la prospérité de la ville. Elle achève son Beffroi, a jou te une aile a sa Halle aux Draps, entrepot monumental. Les églises s'agrandissent, les moulins se multi- plient. On entreprend de grands travaux pavage des rues, rectification des cours d'eau, création de canaux, installation' d'eaü potable. On crée de nouvelles écoles et les .possédants affectent sans compter une partie de leurs richesses au soula- gement des pauvres. Ypres était alors une véritable petite répu- blique qui signait des conventions avec tous les grands pays a'Europe, en vue de leur vendre des draps. De tous ces pays l'or affluait vers les coffres des fabricants d'Ypres. II est juste de dire que c'était la la récompense de l'intelligence, de la laborieuse activité, et de 1 aptitude aux affaires de la haute bourgeoisie. A ces qualités il faut ajouter un grand dévoue- ment a la collectivité qui s'est traduit par des oeuvres sociales trés développées, notamment des hópitaux, et par la construction de monuments publics, tels les Halles d'Ypres qui étaient le plus grand et le plus précieux spécimen de l'archi- tecture civile du Moyen Age. Un jour vint oü les petits furent jaloux des grands, oü ils considèrent comme une. injure les bienfaits mêmes qu'ils récevaient de ceux-ci. Ce fut la révolte de li du commun li des mé tiers Ils s'estimèrent opprimés et exploités. Dans le but d'améliorer leur situation ils sortirent de la légalité. Les gens de la Halle ou de la draperie tisse- rands, foulons, tondeurs, teinturiers, etc., groupés en syndicats (corporations ou frairies) se lais- sèrent entrainer par les meneurs ou mauvais conspireurs qui organisèrent de tumultueux cor- tèges. Des prédicateurs, épris d'idées démocrati- ques, fanatisèrent les foules en donnant a ces revendications corporatives un aspect réligieux et en les posant sur un terrain mitoyen entre la foi orthodoxe et l'hérésie. Une lutte des classes commenga. Les services que les riches avaient rendus a la communauté furent oubliés la notion de l'intérêt public s'é- vanouit, les petits essayèrent de faire peser la loi du nombre et l'intérêt public se confondit, pour eux, avec l'intérêt de leur classe. Ils rom- pirent l'harmonie qui réglait les rapports entre eux et la classe dirigeante et qui avait assuré la prospérité unique de la ville d'Ypres. Les riches ne furent plus considérés par la classe ouvrière que comme des oppresseurs on les entoura de haine et de rancune. Les grandes families, les families scabinales ou linages fu rent dénoncées comme détenant sans droit des richesses fabuleuses. Vers la firt du XIII'' siècle (1279) les ouvriers se livrèrent a une grande manifestation qui a laissé dans l'histoire le nom de Kokerulle Au cri de Kokerulle qui veut dire a peu prés Réjouissons-nous les ouvriers firent une grève fraiche et joyeuse. Ils quifjjèrent.le travail, consi- dérant ces jours de grèvg; comme des jours de fêtes, se réjouissant et sé' divertissant. L'agita- tion gagna vite les communes environnantes Poperinghe, Comines, Bailleul, Kemmel. Les mai- sons des riches furent occupéesles portes et les fenêtres des maisons furent enfoncées on forga les meubles on pillaon vol a on pendit quel ques membres des grandes families. Les menus gens étaient enthousiasmés. On leur avait promis la fin de leur mauvais lot de l'or et de l'argent qui devaient, comme on dit de nos jours, augmenter leur capacité d'achat. A la suite de cette révolte les bonnes gens dou pays obtinrent des keures sortes de con- trats collectifs de travailkeures de la draperie, des corroyeurs, des marchands de laine, des mar chands de draps, de la pelleterie, des feutriers, de ia mercerie, des tisserands de tapis. Les patrons et les ouvriers jurèrent solennelle- ment d observer les keures met goed en bloed c'est-a-dire en y engageant leurs biens et leurs personnes. Parmi les patrons, il y en eut qui ten- tèrent l'expérience avec enthousiasme. II y en eut d'autres qui n'eurent pas confianee et n'augurè- rent de ces keures rien de bon. Ceux-ci avaient raison. Les salariés, qui avaient mis dans les keures tout leur espoir, n'obtinrént pas le changement radical de leur situation qu'ils en avaient espéré. Ils devaient toujours travailler pour un patron. Ils n'avaient pas cette belle indé- pendance que les meneurs leur avaient fait en- trevoir. Ils étaient encore et toujours des prolé- taires. On leur avait dit que ceskuns auraient autant li uns que li autres et, malgré leurs lut tes, la justice n'était pas aussi universelle qu'ils le souhaitaient. II y avait toujours, malgré la révolution, des riches et des pauvres. Ni les échevins patriciens ruinés, ni les puissantes gildes abattues, ni la Hanse de Londres détruite n'avaient fait que l'ouvrier mangeat mieux ni qu'il püt mieux vivre, ce qui lui importait beaucoup plus que les droits politiques qu'il avait pu conquérir et que les avantages sociaux qu'il avait pu récolter de la révolution. Ces gens, qu'on avait bercés d'illusions, s'aper- gurent qu'ils devaient toujours louer leurs ser vices a autrui et subir le chómage résultant des crises. Au début du XIV° siècle (1303) les troubles éco- nomiques recommencent et deviennent pério- diques. Les drapeaux révolutionnaires sont plantés jus- que devant le Beffroi de la Ville, les Corporations ne sont plus maitres de la situation. Elles sont débordéej par des étrangers a la cité et a la pro- fession. Les grèves, l'occupation des marchés, les cortèges, les cris séditieux se multiplient et on en arrive aux pires excès. Le 16 Aoüt 1359, les grévistes se portent en ar- mes a la Salie Echevinale dans l'intention de massacrer les magistrats. Ils se contentent de les faire prisonniers. Ils restent sur le tas pendant 16 jours, en armes et bannières déployées. Ils extorquent aux magistrats, prisonniers dans leur Hotel de Ville, des sommes considérables, mena- cent de les massacrer en cas de refus et leur promettent la liberté s'ils paient ces deniers. Ils regoivent de l'argent, se le partagent, mais re- fusent de libérer les échevins. Ils massacrent l'Avoué de la Ville, Georges Belle, font trancher la tête a Jean de Dixmude et a Jean Stassin, Échevins, ainsi qu'a Jean de Douai, Clerc de la Ville. lis s'emparent de Jean de Prisenare, nou veau Bailli, récemment arrivé en ville, le sou- mettent a la question et a la torture, le jettent par la croisée des Halles, le coupent en morceau et font trancher la tête de son frère. Ils massa crent, devant la Ville, Jean Van den Hiekoute, Jean Van Vons, Jean Besant et Pierre de Pelse- bouter. Les tisserands nomment des capitaines pour remplacer le capitaine et les sergents nom- més par les Échevins et, un jour, les grévistes se rendent a la Salie Echevinale, exigent les clefs du Beffroi afin de pouvoir sonner les cloches quand bon leur semblera. Ils font sonner la cloche d'alarme, font prendre les armes aux ouvriers ec se font confectionner des drapeaux révolution naires. Le jour de la Saint Martin (ll^Tovembre 1359) ils s'emparent de la prison du Bailli, délivrent les prisonniers et chassent eet Officier du Comte hors de la Ville. Ces troubles répétés avaient désorganisé l'éco- nomie de la ville. A Ypres, de 200.000 en 1245, le chiffre des habi tants était tombé a 81.293 en 1383. Les ouvriers ne parvinrent plus a louer leurs services dans la ville. Ils durent s'exiler. Ils parti- rent d'abord dans les centres ruraux voisins qui. n'ayant pas a supporter les mêmes charges que le Centre drapier d'Ypres, produisaient a meil- leur compte et connaissaient la prospérité Wer- vicq, Comines, Menin, Neuve-Eglise et Eecke. Ces centres ne purent absorber toute la main d'eeuvre qui affluait vers eux et les ouvriers fu rent obligés d'aller chercher fortune au loin en France, en Autriche, en Hollande. Rien ne put empêcher l'irrémédiable désagré- gation de cette grande Cité. Le document suivant, rédigé par le Haut-Clergé de la ville d'Ypres, en 1545, montre la douloureuge extrémité oü en étaient réduits ces ouvriers qui avaient bien conquis des droits politiques et ob- tenu des contrats collectifs, mais qui avaient per- du la possibilité de vivre, puisque leurs excès même avaient tué ce capitalisme qui la leur don- nait jadis par lesquelz fust advisé de convoquer tout l'estat tant écclésiastique que temporal de la- dite ville en la Chambre eschevinale et de re ft monstrer, tant de bouche que par expérience, la grande et extréme nécessité des povres et du commun de ladite ville et signamment de ceulx qui se meslqient de la draperie et ce qui en despend et de fait eulx étans tous assemblez, assavoir ledit prélat de St-Martin et les six curés des églises parochiales et les prieurs et gardian de l'ordre des .mendiahtz, ensemble tous les notables de la ville et commis au gou- vernement avant dit, ont esté laissé entré en ladite Chambre eschevinale, l'ung après l'autre, tous les povres gens mesnaigiers qui y ont volu venir, et en ont esté trouvez vingt-trois eens testes, ét a chascun fust de rechief donné ung pain et aux femmes enceintes deulx, dont les deux pars estoient gens vivans de la draperie et ce qui en dépend si comme foulons, tisserans, filleresses, tondeurs, taincturiers, entre lesquelz la plus grande partie estoient gens qu'y oncques ny mendièrent, voires beaucoup d'euix qui deux ou trois ans par avant avoient tenus mesnaige et bouticle et estez maistres ouvriers foulons ou tisserantz, et nourry et donné a ouvrer a beaucoup de povres gens, voire aidé a soutenir les povres par diverses aulmosnes, lesquelz par faulte de négociation de la draperie ont estez constraintz de venir avec leurs femmes et petitz enfantz par urgente nécessité et extréme indi- gence, a grande honte, pleurs et larmes, py- toyablement, en présence de ladite spiritualité et temporalité, descouvrir leur povreté et de ft mander ung paindont les aulcuns par honte ont couvert leurs faces de leurs bonnetz et chappeaulx, nonosans eslever le visage...» Au XVII" siècle, Ypres ne possédait plus que

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Het Ypersch nieuws (1929-1971) | 1937 | | pagina 5