L'OPINION, Journal d'Ypres.
auxquels il* serait dangereux de vouloir s'imposer
autrement que par de bonnes raisons. Ceux-la mè-
nent les autres et le bon Dieu sait ee qui arriverait
dans ma commune si je me mettais en tête d'user de
contraintc. Cependant, Monseigneur, je n'ai pas
voulu rester inactif. Dimanche dernier, après lc
próne oil j'avais donné lecture de votre mandement,
j'ai réuni a la cure les électeurs les plus influents
de la paroisse. II y avail la le bourgmestre, trois
conseillers communaux, le greffier de la justice de
paix et un notaire, tous hommes d'autant de piété
que de bon sens et qui, en plus d'une circonstance,
m'ont donné des preuves de leur profondë affection.
A leur attitude contrainte, leurs visages soucieux
et inqüiets, je pus m'apercevoir qu'ils avaient de-
viné le but de la réunion.
Vous l'avouerai-je, Monseigneur? Quand je vis
autour de moi tous ces braves gens dont les regards
interrogeaieht tristement les miens, un instant le
cceur me manqua et je me demandai si j'avais bien
le droit de porter le trouble dans ces consciences
lionnêtes et tranquilles, si je n'aurais pas un jour k
rendrc a Dieu un compte séyère de ma conduite en
celte circonstance. Mais aussitötje me rappelai, Mon
seigneur, les termes de votre mandementL'intérêt
(5e la religion catholique, qui se trouve directe-
tement mis en cause, dépasse évidemment et de
beaucoup, dans les circonstances oü nous sommes,
tout autre intérêt quel qu'il soit ou quel que Ton
puisse se l'imaginer. Ce sont vos propres pa
roles, Monseigneur, et venant d'un homme aussi
grave, aussi pieux que vous, un semblable langage
devait faire taire tous mes scrupules. J'ai done parlé;
j'ai adjuré mes amis, aunom de la religion en danger,
d'accorder leurs voix aux candidats de votre choix.
Oe que je leur ai dit, Monseigneur, e'est a peine
si je m'en souviens, mais il faut croire que le Saint-
Esprit avait fait descendre en mon ame un rayon de
sa divine eloquence, car il y avait, a la fin de mon
allocution,des larmes dans tous les yeux.
Ce fut alors dans la chambre oil nous étions réu-
nis un silence profond de plusieurs minutes. Tous
les coeurs étaient oppressés; je crus la bataille ga-
gnée. Monsieur le curé, dit enfin l'un des conseil
lers communaux, un homme sage et pieux entre
tous, voila trente ans bientöt que vous habitez cette
commune. Dès leur enfance, tous ceux qui sont ici
ont appris a vous aimer, a vous vénérer comme un
second père. Nous n'avons pas toujours pensé de
mème sur les choses de ce monde; nous sommes,
vous le savez, des libéraux, mais des libéraux sin-
cèrement, profondément attachés a la foi catholi
que, dans laquelle nous voulons mourir comme nous
avonsvécu. Vous nous dites que notre religion est
menacée, que des hommes impies, corrompus, per
vers, ont rêvé l'anéantissement du catholicisme...
Monsieur le curé, jurez nous sur l'Evangile, qui est
lü sur votre table, que dans votre ame et conscience,
MM. Vandenpeereboom, de Florisonné et Vanden-
boogaerde, sont de ces hommes corrompus, impies
et pervers, dont parlele mandement, et je vous donne
ici ma parole d'honneur que nous voterons tous
comme un seul homme pour les candidats de
Mgr l'évêque de Bruges.
Monseigneur, j'aurais donné en ce moment lader-
nièrc goutte de mon sang pour pouvoir laire le ser-
ment qu'on me demand'ait etcependant, ce serment,
je ne l'ai pas fait et je serais mort l'instant plutöt
que de le faire. Expliquez-moi ce mystère, Monsei
gneur Avant eet appel fait k ma conscience, tout
était clair pour moi; les libéraux voulaient fermer
les églises, confisquer les biens des couvents, dé-
truire la religion; votre mandemënt l'affirmait, rien
n'était plus certain, plus évident. Et voila que tout
k coup (pardonnez-moi, Monseigneur, la hardiesse
de ce langage) ma conscience de prêtre étant mise
en face de votre mandement, toutes ces choses
claires, manifestes, évidentes, deviennentdouteuses,
obscures, incertaines. Je voudrais jurer, ilyva peut
être du salut de l'Eglise que je jure l'instant, mais
quelquc chose de plus puissant que ma volonté m'en
empêche et ma bouche, qui s'est ouverte pour jurer,
s'est refermée sans proférer une parole.
Ilumilier un prêtre, un calotin, quelle bonne for
tune pour des hommes impies et pervers! Mais mes
chers paroissiens ne sont pas de ces gcns-la; ils ont
vu mon embarras et loin d'en profiter, il semblait
qu'ils en étaient aussi affectés que moi-même. Curé,
me dit d'un ton pénétré le mème conseiller commu
nal, je vous ai fait de lapeine, pardonnez-moi. Vou-
lez vous que je vous dise? Discuteravec vous toutes
ces questions brülantes pourrait nous mener loin;
j'ai préféré m'en rapporter k votre conscience dans
laquelle mes amis et moi nous avons une foi entière;
mais aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, si vous aviez i
juré, nous n'aurions pas hésité voter contre
MM. Vandenpeereboom et ses amis,
Eli quoi, m'éeriai-je, malgré le mandement de
notre vénérable évêque, malgré ses pressantcs ex
hortations, vous allez voter pour les libéraux? Vous
qui vous proelamez de fervents catholiques, vous
voulcz vous mettre en état de rebellion ouverte con
tre le chef spirituel du diocèse? Auriez-vous la pré-
tentiön, vous, de simples paysans, d'en remontrer
k votre évêque et de savoir mieux que lui cc qu'il
convient de faire pour le bien de l'Eglise? Ne crai-
gnez vous pas...
Curé, interrompit le notaire, le vrai chrétien n'a
qu'une crainte, celle de mentir sa conscience et
de trahir ce qu'elle lui prescrit comme un devoir.
Nous avons Lous ici le plus profond respect pour
notre évêque sa conduite, nous n'avons pas a la
juger, elle relêve de Dieu seul. A coup sur, ses in
tentions sont honnêtes et le zèle qui l'anime est un
saint zèle. Mais le Pape seul est infaillible, n'est-ce
pas, curé, ét l'on peut être d'avis qu'un évêque se
trompe, sans manquér pour cela a ses devoirs de
bon catholique?
Que pouvais-je répondre?Je fisun signe d'assenti-
ment.
Eh bien, curé, poursuivit le no taire, nous croyons
fermement que Monseigneur est dans une grande
erreur quand il aflirme que le mouvement libéral
est un mouvement anti-religieux et a moins qu'il ne
nous apporte de meilleures raisons que celles que
nous avons trouvées dans son manderrfent, mes amis
et moi,nouspersisterons dans ce sentiment.Quel est
l'homme sensé, raisonnable, qui peut admettre qu'en
Belgique le clergé est opprimé Est-il un pays au
monde,,au contraire, oü il jouisse d'autant de li
berté et d'indépendance L'Etat vous paie chaque
annéejene sais combien de millions et que vous
demande-t-il en retour? Rien, absolument rien. Ah,
je vous entends, la liberté de la chaire,n'est-ce pas?
Je secouai la tête en signe négatif.
Pardon, curé, title notaire, j'oubliais que vous
n'êtes pas, vous, de ces prêtres qui se disent en-
chainés paree qu'on les empêche de faire de la poli
tique dans la chaire. Mais, quand ce ne serait que
votre jeune vicaire... Voyons, curé, ne vous fachez
pas, je ne dirai rien de votre vicaire, puisque ceja
parait vous blesser mais, 'dites-moi, est-ce sé-
rieusement que Mgr Malou vient nous dire, a nous,
que les catholiques sont systématiquement exclus
des emplois publics et que les pères de familie depen
dant d'une administration publique sont contrahits
d'envoy er leurs enfants aux écoles de l'EtatEst-ce
que, sans sortir de notre canton, nous n'avons pas
vingt preuves du contraire? Notre juge de paix, le
bourgmestre de la commune de K..., le receveur
des contributions de V..., trois catholiques pur
sang, n'ont-ils pas été nommés par le ministère ac-
tuel? M. B., le bourgmestre de N..., n'a-t-il pas
placé ses deux fils au collége S'-Louis, Bruges?
M. G., le receveur de l'enregistrement ne fait-il pas
pas étudier le sien l'université catholique de Lou-
vain? Et quand nous voyons tout cela se passer sous
nos yeux, que pouvons-nous penser, si ce n'est que
MS1' Malou a du être indignement induit en erreur
pour avoir pu écrire dans son mandement qu'en
Belgique les catholiques ne jouissent d'aucune li
berté?
Gependant,Monsieur, fis-je en interrompant le
notaire qui gagnait trop de terrain a mon avis, vous
m'accorderez que, dans la question des cimetières,
le ministère a soutenu des principes diamétralement
contraires a la liberté religieuse. Rappelez-vous le
mandement de Carême de notre savant évêque; il y
est prouvé tout au long et par les meilleures raisons
du monde, par des raisons irréfutables, Monsieur,
que dans l'affaire d'Uccle, l'autorité civile a ouverte- -
ment violé la liberté de conscience et la liberté des
cultes. N'est-ce pas une chose scandaleuse,Monsieur,
et qui révolte toutes les consciences honnêtes, que
de voir un bourgmestre, un magistrat chargé du
maintien de l'ordre, forcer l'entrée du cimetière catho
lique pour y introduire,au milieu des fidèlesqui repo
sent a l'ombre de la croix, un impie, un mécréant
que l'Eglise a peut-être rejeté de son sein? En
est-il un parmi vous tous, qui oserait prétendre
qu'il n'y a pas la quelque chose qui froisse, qui in-
digne la conscience de tout bon et sincère catho
lique?
G'est tout de mème vrai, dit le greffier.
Lecuréaraison,ajoutaV...,un conseiller com
munal. J'avoue que cette affaire d'Uccle m'a vive-
ment froissé.
Dites que c'est u.nseandale,s'écriale greffier qui
nageait décidément dans mes eauxsi j'avais été le
gouvernement, je n'aurais fait ni une ni deux, le
bourgmestre eut été destitué dans les vingt-quatre
heures. N'êtes-vous pas de mon avis, Monsieur le
bourgmestre?
Le bourgmestre n'avait rien dit jusque-lü et son
silence m'avait paru de bon augure. G'est un homme
sage, réfléchi, qui ne s'aventure pas a la légère et
qui pèse toutes choses avant de prendre une deci
sion. Malgré son air contrarie, cót homme devait
être avec nous. J'aurais craint de l'interroger la
dessus, mais je ne fus pas faché que 1'interpèllation
du greffier le mit en demeure de s'expliquer.
Monsieurle curé,dit-il,en setournantvers moi,
voulez-vous me permettre, avant de répondre k
M. le greffier, de vous poser deux ou trois ques
tions
Très-volontiers, répondis-je, bien que ce début
neme présageat rien de bon.
Monsieurle curé,continua le bourgmestre, vous
vous souvenez du scandale causé dans la commune
lors du mariage de M. N... Vous avez fait, cette
époque, toutes les démarches possibles pour deci
der M. N... a se marier a l'Eglise; vous n'y êtes pas
pas parvenu. Cependant, moi, comme bourgmestre,
j'ai procédé au mariage civil de M. N... Pouvais-je
faire autrement, monsieurle curé?
Ccrtainement non; c'était non-seulement votre
droit, mais votre devoir. Mais, il n'y a rien de com-
mun...
Permettez, Monsieur le curé, je n'ai pas fini.
L'année dernière, le jour de la Fête-Dieu et au mo
ment oü la procession traversait la place Commu
nale, un petit l'anfaron de Bruges, qui se trouvait-lü
par hasard, a refusé d'öter son chapeau. Votre vi
caire est venu me prier de forcer ce polisson a se
fiécouvrir. J'ai répondu au vicaire que, comme
bourgmestre, je n'avais pas ce droit-la. Ai-je eu tort
ou raison de répondre ainsi au vicaire?
- Vous avez eu parfaitement raisoncela ne
vous regardait pas; mais oü voulez-vous en venir?
J'en veux venir a ceci, monsieur le curé, c'est
que si l'autorité civile, que vous blamiez tantöt, se
mettait en tête, sous prétexte de protéger la liberté
de conscience, d'interdire tous les actes qui peuvent
froisser la conscience religieuse de telle ou telle
catégorie de citoyens, nous arriverions bientöt un
épouvantable régime de tyrannie et d'oppression des
consciences. Nous comptons en Belgique des catho
liques, des luthériens, des évangélistes, des calvi-
nistes, des juifs, etc. Tous ces citoyens ont droit k
une,égale protection, n'est-ce pas ?Eh bien, nospro-
cessions, nous catholiques, froissentbien ccrtai
nement les sentiments des juifs, des calvinistes,
des luthériens et des évangélistes. Voulez-vous que
l'autorité civile interdise les processions? Si elle le
faisait, vous vous écrieriez, avec raison, que la li
berté des cultes est violée. Moi aussi, comme ca
tholique, j'ai été froissé de ce qui s'est passé a Uecle,
mais je l'ai été également quand il m'a fallu comme
officier de l'état-civilprocéder au mariage de
M. N. J'ai été froissé, et plusvivement encore, quand
sous mes yeux, ce monsieur de Bruges a refusé de
saluer le Saint-Sacrement. Qu'est-ce que tout cela
prouve, monsieur le curé? Cela prouve que l'Etat,
qui n'est d'aucune religion, ne peut mieux faire, pour
les protéger toutes, que de leur laisser toutes une
entière liberté et de ne pas s'en préoccuper clavan-
tage. Pour l'Etat, il n'y a ni catholiques, ni juifs, ni
calvinistes ni luthériensil ne connait que des ci
toyens. Et de mêmeque l'Etat marie tous les citoyens
sans leur demander s'ils sont de telle ou telle reli
gion, dc même il doit veillera leur inhumation sans
tenir compte de leurs croyances religieuses". Quant
k moi, pourvu que M. le curé veuillc bien venir bénir
ma fosse, cela m'est parfaitement égal qu'on rn'en-
terre a cöté d'un protestant ou d'un enfant de
Moïse. On ne fait pas autrement a Tournai, a Ypres,
Paris, dans bien d'autres villes encore et je trouve,
que c'est sagement fait. Qu'en pensez-vous a votre
tour, greffier?
Ma foi, k considérer les choses ce point de
vue, je pense que vous avez raison un seul cime
tière pour tous et fasse bénir sa fosse qui veut,
c'est le moyen le plus simple de couper court
toutes lesdifficultés.
Que pouvais-je faire encore, Monseigneur? Tout
espoir dc rallier ces hommes étaient irrémédiable-
ment perdu. Je n'avais plus qu'a couvrirhonorable-
ment ma retraite. Réfléchissez, mes amis, leur dis-
je en les congédiant, et, vous reviendrez, j'en suis
sur, a de meilleurs sentiments.
Monsieurle curé, réponditlenotaire,cela ne dé-
pend que de vous. Jurez-nous que MM. Vandenpee
reboom et les deux autres candidats sont des enne-
mis de la religion et nous voterons tous contre eux,
aussi vrai que nous n'avons qu'une parole.
Et ils s'en allèrent.
A peine étaient-ils dans la rue, que mon jeune vi
caire, qui avait eu l'indiserétion d'écouter notre
conversation derrière la porte, arriva a moi, les
bras levés vers le ciel, en s'éeriant Curé, curé,
pourquoi n'avez-vous pas juré? Que voulez-vous,
I