dans le choix de leurs lectures, tandis qu'on les voyait
entassés par centaines au local de la Bibliothèque et
a l'Hötel de-Ville.
Un soir j'eus I'honneur de causer avec M. le bourg-
inestrenoire Bibliothèque et son Catalogue étaient le
sujet de la conversation. J'attirai particulièrement
l'attention de l'honorable magistrat sur les faits ré-
vélés par votre article et je crus pouvoir ajouter qu'il
était a ma connaissance que des personnes n'avaient
pu obtenir le Catalogue, sous prélexte qu'il était fait
pour les ouvrierg.
M. le bourgmestre me répondil qu'il avail donné au
directeur de la Bibliothèque des ordres formels pour
la distribution du Catalogue aux personnel qui le de-
manderaient. 11 sembla même révoquer en doute
l'exactitude des faits ou tout au moins crut-il pouvoir
afïirmer que le refus qui nous occupait devait s'être
produil avant Ia transmission de ses ordres.
Fort de ces renseignements, je me suis rendu au-
jourd'hui la Bibliothèque populaire. Quelle ne fut
pas ma surprise lorsqu'après m'avoir demandé au
préalable si je me présentais au nom du bourgmestre,
sur ma réponse négative, M. le directeur me dit que
son Catalogue n'était ni en distribution, ni en vente.
J'eus beau lui faire connaitre la conversation rappor-
tée plus haut; il ne nia pas avoir recu des instructions
de l'autorité, mais ces instructions il fallait les en
tendre dans le sens de la distribution aux habitués
de la Bibliothèque. C'est le mot dont il s'est servi.
Malheurcusement, M. le directeur a oublié de me
dire quand on est habitué d'après lui. Faut-ii pour
cela fréquenter la Bibliothèque pendant un mois, pen
dant un an, pendant deux ans? II ne me semble pas
indifférent de préciser l'époque.
Un autre point encore excite ma curiosité.
Que faire en attendant que l'ón ait acquis la pré-
cieuse qualité d'habitué Doit-on aller tout simple-
ment se chauffer dans la salle de lecture ou, dans
l'ignorance absolue de ce que la Bibliothèque possède,
se laisser guider par les lumières de M. le directeur
L'explication, si l'on daigne me la donner, ne man-
quera pas d'intérêt; mais je ne crois pas que quel-
qu'un vienne contester la véracité des entretiens
dont je transcris ici les points les plus saillants.
Je dois ajouter pour étre exact que, muni d'une
aulorisation de M, le bourgmestre ou méme d'un
simple conseiller communal, je pourrais obtenir un
Catalogue. C'est M. le directeur qui a bien voulu me
l'apprendre; avec une amabilité charmante, il s'est
'offert a solliciter pour moi l'autorisation nécessaire.
Je remplis un devoir bien doux en exprimant pu-
bliquement ici mes reme'rciements pour cette offre
généreuseje n'en profiterai pas. Je n'ai pas l'habi-
tude de mendier des faveurs, ni de les accepter.
Quand le Catalogue sera mis entre les mains du pu
blic, sans distinction el sans préférences, j'en récla-
merai un exemplaire; jusque la, je m'en passerai.
II n'en est pas moins vrai que voila une piquante
situation. Entre M. le bourgmestre qui ordonne et
M. le directeur qui interprête, explique, commente;
entre M. le bourgmestre qui ditadressez-vous a la
Bibliothèque, j'ai donné des instructions formelles pour
la distribution du Catalogue a ceux qui le demande-
ront et M. le directeur qui répond ce Catalogue, je
le réserve aux habitués, je ne sais plus quel parti
prendre. Je cherche vainement a démêler la réalité
au milieu de eet inextricable chaos et, dans mon em-
barras, je me demande lequel des deux, de M. le
bourgmestre ou de M. le directeur, commande a
l'autre?
Vous jugerez sans doute coinme moi, M. l'éditeur,
que le public est quelque peu intéressé dans la ques
tion; dans ce cas, je vous prie de publier ma lettre
dans votre plus prochain numéro.
Agréez, etc.
J. Capron.
Conférences de SI. RAüCEL.
M. Bancel avait pris pour texte de son entretien du
26 janvier les Origines de l'Eloquence; il s'était pro
posé de saisir l'éloquence a son berceau, d'étudier les
influences sous lesquelles elle est née, de démontrer
qu'ellen'a point attendu, pour briller, l'invention de
la rhétorique. II s'est attaché a faire voir que, dès les
temps héroïques, l'ame humaine a eu eet écho sublime
qu'on appelle éloquence tout en rendant fort géné-
reusement aux rhéteurs ce qui appartient aux rhé-
teurs, il a fait suivre a son auditoire le sillon lumi-
neux que le génie de la parole a tracé dans l'histoire,
avant qu'on eut songé a enfermer les formes de l'art
oratoire dans un certain nombre de régies.
Ces régies, raconle-t-on, furent importées en Grèce
en 417 par Gorgias de Leontium, qui les tenait d'un
certain Corax, élève d'Empédocle. Ce Gorgias, choisi
par ses compatriotes pour aller Athènes solliciter
des secours contre les Syracusains, dépioya tant d'élo-
quence devanl l'assemblée, que les Athéniens voulu-
rént qu'il restót parmi eux pour leur enseigner son
art. Ce serait de cette année on s'étonne qu'on ne
dise point le jour et l'heure que daterait la véri-
lable éloquence a Athènes. Aristole dit gravement
qu'antérieurement on n'observait ni régie, ni méthode
et que la plupart des orateurs lisaient leurs dis
cours.
L'éloquence serait done une denrée apportée de
Sicile sur le marché athénien
Pareille thèse ne supporte pas l'examenl'élo
quence est un produit spontane du sol de l'Attique.
Ce ne sont point Charybde et Scylla, ces deux chiens
de la mer de Sicile, comme les appelle Aristophane,
qui ont engendi-é le lion démosthénien. Reconnaitre
cette filiation, c'est proclamer que l'éloquence est fille
de la rhétorique; c'est prendre pour la voix de Ti
berius Gracchus le son de la flute qui en modère les
éclats. Que l'on dise, tout au contraire, que l'élo
quence et la poësie, ces soeurs jumelles, sont vieilles
comme la Grèce.
Lope de Vega dit qu'avant de faire une comédie il
mettait les préceptes sous six clefs; quand Homère
chantail, tant de précautions n'étaicnt point néces
saires les préceptes n'avaient pas encore trouvé
leur Coraxet cependant l'éloquence coule pleins
bords de l'épopée homérique.
Tantót c'est Hector qui réprimande PSris
Malheureux, courtisan des femmes, séducteur
doué de trop de beauté, pourquoi les Dieux n'ont-ils
pas empêché ta naissance? Pourquoi n'es-tu pas mort
avant ton hyménée? Oui, c'est la mon regret. N'eut-il
pas mieux valu périr que de vivre en butte aHX soup-
cons et aux outrages Quelle risée pour les Grecs qui
te croyaient un héros, trompés par ta noble appa-
rence l Mais ton óme est sans fermeté et tu n'as point
de courage 1
Tantót ce sont les vieillards troyens, au haut des
portes de Scées, échangeant leurs discours a l'ap-
proche d'Hélène
Hélas! ce n'est pas sans raison que les peuples
rivaux, pour une femme si belle, endurent avec Cons
tance des maux nffreux. Ses traits, sa démarche rap-
pellent les deesses. immortelles. Cependant, quelle que
soit sa beauté, puisse-t-elle partir sur les vaisseaux
des Grecs et ne point causer notre perte, ni celle de
nos enfants I
Ailleurs, c'est Agamemnon encourageant ses guer-
riers; on dirait Bonaparte haranguant les armées
d'Italie. Plus loin, c'est le sage Nestor; c'est Ulysse,
dont la parole chótie, aussi bien que le sceptre, l'in-
solence et la lèeheté de Thersite. C'est le fils de
Laërte, dit Hélène, l'astucieux Ulysse, nourri parmi
Ie peuple de l'apre Ithaque; il n'ignore aucune sorte
de slratagèmes et il brille par la sagesse de ses con-
seils.
O femme, reprend le prudent Antenor, tu paries
selon la vérité; déja dans ces lieux vint le divin
Ulysse; quand il parlait dans les Conseils, sa grande
voix s'échappait de son sein et ses paroles sortaient
pressées comme un ouragan de neige. Alors aucun
mortel n'eüt osé disputer avec luialors nous adeni-
rions son éloquence autant que sa beauté.
Ce sont enfin les plaintes de Briséis, la voix mélo-
dieuse de Vénus, sur les lèvres de laquelle on croit
entendre le bruit des baisers des colombes; c'est,
au dernier chant de ['Iliade, Achilie, averti déja par
les coursiers de Pélée de sa mort prochaine, rendant
a Priam le cadavre de son fils, et opposant a la desti-
née du père d'Hector la destinée du père d'Achille.
C'est la l'art oratoire des temps légendaires monar-
chiques. Dans les démocraties, l'éloquence est Ie pre
mier des arts; aussi peut-on afïirmer sans crainte
que Dracon et Lvcurgue ont fait contribuer leur élo
quence au succès des Constitutions dont ils ont doté
Athènes et Lacêdémone.
Qui pourrait refuser a Solon les qualités qui font
l'orateur Ce sage avait une riche et puissante na
ture, dans laquelle se confondaient l'enthousiasme et
la reflexion, l'homme aimable et le grand homme.
Ah 1 certes, celui-la devait être éloquent a plus juste
titre que Pisistrate, dont Cicéron dit pourtant que la
persuasion était assise sur ses lèvres.
Themistocle avait déjè coutume étant au col
lége, comme dit Ie bonhomme Amyot, de s'exercer
a l'art de la parole plus tard, interprétant l'oracle de
Delphes, qui ordonne aux Grecs de se défendre contre
les Perses derrière des murailles de bois, il fait décré-
ter, de haute lutte, l'armement d'une flotte et son
éloquence sauve la civilisation de l'Occident.
Que l'on n'oublie point la parole honnête d'Aristide,
dont l'éloquence simple et modeste triomphe de tout
l'art oratoire de Themistocle saluons en lui le héros
et le martyr de la justice acclamé, comme Amphia-
raüs, pour avoir été moins jaloux de paraitre homme
de bien que de l'ètre en effet; exilé pour n'avoir point
abandonné la defense du droit.
Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane inlro-
duisent sur Ia scène l'élément oratoire les choeurs
des drames antiques ont l'accent et la puissance de la
voix des Tribunes.
Dans Promelhée, le chceur des Océanides proteste
contre I'inflexible courroux de Jupiter et attaque,
sans terreur, le Dieu dont la justice s'accomode de
peines éternelles
Un nuage gonflé de larmes vient charger mes
yeux a l'aspect de ton corps qui se dessèche sur la
pierreet se consume dans ces noeuds d'airain qui t'ou.
tragent. Un nouveau monarque gouverne l'Olympe
nous vivons sous des lois toutes nouvelles. Jupiter
exerce une arbitraire autorité.... Oü est-il, le dieu au
cceur insensible, que réjouirait un tel spectacle? Qui
ne souffre pas de tes maux Quel autre que Jupiter
Seul, il conserve un éternel courroux, lui le tyran
impitoyable de la génération céleste il ne cessera
point qu'il n'ait assouvi son ressentiment.
Dans VOrestie, le choeur des vieillards, comme un
tribunal souverain, prononce la sentence de Clytem-
nestre, qui, plus effrayante que Lady Macbeth, se
pare fièrement du sang qui souille ses mains crimi-
nelles
Tout a l'heure j'ai longuement parló, et comme il
convenaita la circonstance maintenant, je ne rougi-
rai point de démentir mon premier discours. Com
ment, sans le mensonge, préparer la ruine d'un en-
nemi qui semble nous être cher? Comment 1'envelop-
per d'un réseau fatal, dont nul effort ne puisse Ie dé-
gager? J'avais tout préparé, j'en dois convenir il ne
pouvait ni fuir, ni défendre sa vie. Je l'enveloppai,
comme on fait des poissons, dans un filet sans issue
c'élait un riche voile, mais un voile de mort. Deux
fois je le frappe, deux fois il pousse un cri plaintif; la
force l'abandonne, il tombe. Tombé I un troisième
coup l'achève... Voila ce qui s'est passé vieillards
d'Argos, partagez ou condamnez ma joiepeu m'im-
porte; je m'applaudis de mon action... Voila Agamem
non, mon époux et voila la main qui l'a fcié. L'ou-
vrage est d'une bonne ouvrière. J'ai dit.
Et le choeur alors
Tu as ren versé ton époux, tu l'as égorgéobjet
de la haine des ciloyens, tu vivras dans un éternel
exil. Ton cceur est plein d'audace l'orgueil éclate
dans tes discours le carnage t'a enivrée la fureur
trouble ton ame. Mais le sang dont les gouttes souil-
lent ton visage, ce sang doit être vengé.
Ge ne sont point, dit M. Bancel, les maitres de main-
tien de la parole qui ont créé cette éloquence qui jail-
lit de l'ame d'Eschyle.
Periclès n'est pas davantage disciple de Goruias il
fonde sa dictature sur I'esprit et la grace de la parole,
sans l'inlervention de Ia rhétorique. Ses nombreuses
harangues ne nous ont point été conservéestrois
d'entre elles ont seules été sauvées du naufrage. Thu-
cydide, exilé au fond de la Thrace, écrit d'une plume
impartiale et généreuse ce magnifique éloge de son
adversaire
Puissant par sa dignité personnelle et reconnu
plus que personne pour incapable de se laisser cor-
rompre par des présents, Periclès contenait la multi
tude par le noble ascendant qu'il prenait sur elle ce
n'était pas elle qui le menait, mais lui qui savait la
conduire. C'est que n'ayant pas acquis sou autorité
par des moyens illégitimes, il ne cherchait pas a dire
au peuple des choses qui lui fussent agréablesmais il
conservait sa dignité et osait même le contredire et
lui témoigner son ressentiment.
Periclès doit son éloquence a la philosophic qui
seule fait les orateurs la parole qui ne se retrempe
point au foyer intérieur de la méditation est vaine et
demeure stérile.
Anaxagore de Clazomènes,que M. Bancel appelle
]e Renè Descartes du Ve siècle avant J.-C. forgea
1 ame de Periclès et fit de lui, au dire de Plutarque,
1 objet de l'admiration universelleson maitre lui ap-
prit a ne point tourner sa puissance contre la Iiberté,