Adoua 1896: Dernière Victoire de l'Ethiopie?
LE SUD, dim. 15 septembre 1935.
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La revanche d'Adoua Tel est le thème
sentimental que Mussolini utilise pour sou
lever l'enthousiasme italien. Pourquoi
plus spécialement Adoua Parce que la dé
faite d'Adoua est due surtout aux tergiver
sations du régime parlementaire des partis.
Quelle propagande pour le fascisme que de
remporter sur le même champ de bataille
tme éclatante victoire Que fut Adoua
L'excellente revue Conférences et Théâ
tres a publié le texte de R. Landoye, qui
expose très clairement les faits de la cam
pagne italienne de 1895-1896.
Les derniers arrivés ont toujours tort.
En tant que nation, l'Italie n'a que treize
lustres, mettons quinze si l'on fait une place
pan la conquête de Rome. Elle est donc
entrée bien tard dans le concen européen.
Sons doute, elle a pour elle la jeunesse, mais
elle a trouvé les places prises, les jeux faits.
Le vieux monde avait partagé sans elle le
gigantesque gâteau colonial.
Pounant, son sol tourmenté et, malgré
tout son soleil, assez ingrat, insuffisant pour
nourrir une population ardente, au sang pro
lifique, justifierait lui seul des rêves d'ex
pansion alimentés par ailleurs et tout
naturellement par les souvenirs lourds
de gloire, les vestiges éloquents et les ruines
impériales d'un passé prodigieux.
Comment se résigner au rlôe de parent
pauvre quand on a tous les Césars dans
sa famille
L'affaire d'Abyssinie est là et pas ail
leurs. Après la déception tunisienne, la jeune
héritière du vieil empire latin ne peut se
contenter des bas-morceaux qui lui ont été
consentis, des étroites bandes dt territoire,
grèves torrides et presque sans aucun ar
rière-pays, en bordure de la met Rouge et
de l'Océan Indien.
Sans doute, elle y a déployé un magni
fique effort colonisateur. Mais il ne paie
pas, il ne peut pas payer. L'Erythrée et la
Somalie sont tout au plus, et géographi-
quement les deux branches de la pince
sucre, destinées tôt ou tard saisir le mor
ceau tentant, le morceau indispensable, con
stitué par l'empire Ethiopien.
Que cela mette en rumeur les chancelle
ries, d'accord. Que cela fasse couler de
l'encre d'abord et, malheureusement, tout
aussi probablement du sang ensuite, cela
paraît certain.
Mais il est inutile de se payer de mots,
de sortir pudiquement des traités ou de
parler des droits suprêmes de la civilisation.
Il y a des intérêts en jeu. Pas ceux du
Négus assurément, qui a vraisemblable
ment mis ses thalers en sécurité dans les
banques anglaises. Il y a la position d'Al
bion en Egypte, la question du Nil et du
Soudan, quelques craintes informulées aussi
du côté français pour son chemin de fer
et son port de Djibouti. Tout cela n'a
rien voir avec la morale internationale,
qui ne peut d'ailleurs être tout fait la mê
me quand il s'agit d'un pays évolué, d'une
nation fixée, stabilisée, comme celles de
l'échiquier européen ou, au contraire, d'une
création politique mal définie, dont le ré
gime est demeuré sous l'autorité guère
affermie d'un souverain, en fait plus
d'un point sympathique, peu près au sta
de de la féodalité, avec une société en
core sérieusement fondée sur l'esclavage,
ou, si le mot vous fait peur, une sorte de
servage domestique et militaire assez géné-
ralisé.
Ces considérations n'enlèvent évidem
ment rien de son caractère agressif l'ac
tion italienne. Elles l'expliquent, comme
s'expliquent toutes les conquêtes coloniales
du dernier siècle.
La partie d'ailleurs vaut la peine, car,
rarement, enjeu a été plus passionnant.
L'Ethiopie, dont l'exploitation au sens mo
derne du mot n'est pas encore entamée, est
un pays très riche. Deux fois la super
ficie de la France, la moitié de celle du
Congo ou de l'Algérie, sa production agri
cole peut êtrt1 facilement décuplée et son
cheptel pourrait, sans inconvénient, être au
moins triplé. Elle nourrit difficilement une
population assez misérable, de dix douze
millions d'âmes. Son sol suffirait l'en
tretien du triple et son commerce exté
rieur, presque inexistant, permet tous les
espoirs et offre d'immenses perspectives.
Le climat, en effet, est, dans les zones
les plus riches, beaucoup meilleur que dans
la plupart des colonies africaines. L'Euro
péen peut s'adapter facilement sur les
hauts-plateaux et la population indigène
est robuste, parfaitement capable, si elle est
encadrée et progressivement instruite, de
mettre en valeur son magnifique domaine
agricole et minier.
Pour cela, il faudrait y introduire la paix
romaine, ou quelque chose d'approchant.
Ce fut, voici quarante ans, le grand rêve
de Crispi. Où le Sicilien retors, qui avait
gardé des luttes pour l'unification une âme
d'insurrectionnel, échoua, les ardentes pha
langes de l'Italie rénovée, de l'Italie qui,
sur son propre sol, vient de réaliser la con
quête toute pacifique celle-là des
marais Pontins, ont les plus grandes chan
ces de réussir.
L'avenir le dira. Voyons seulement,
titre objectif et documentaire, ce que fut
l'échec de 1896. C'est de l'histoire. Elle ne
doit froisser personne.
C'est aussi un drame émouvant, joué
quinze cents lieues de la mère-patrie par
une poignée de héros dont le sang devait,
hélas, Rome, servir seulement de mon
naie électorale.
Le prologue se passe en 1889-1890. Le
roi Humbert a signé un traité d'amitié, le
2 mai 1889, avec le Négus Ménélik II,
malgré les conseils du commandant en
chef de la première expédition en Afri
que, Baldissera. C'est le traité d'Ucciali,
dont les dispositions ambiguës sont au
jourd'hui si discutées. Et le 2 janvier 1890,
la colonie d'Erythrée a été officiellement
constituée.
En apparence c'est la paix. En réalité la
guerre ne fait que commencer. Baldissera,
soldat diplomate, un peu dans la manière
du grand Lyautey, a mis profit les que
relles locales entre les roitelets qui se dis
putaient le pouvoir avant le couronnement
de Ménélik qu'il voulait empêcher
pour faire la conquête pacifique de nom
breuses places. L'Italie lui doit Kéren, As-
mara. Il est aux portes du T^igré.
Mais Rome, si l'on nourrit des am
bitions coloniales, tout le monde n'est pas
d'accord sur les moyens et la conquête par
persuasion met les impatiences l'épreuve.
Le jeu électoral porte successivement au
pouvoir les partisans de la temporisation,
puis ceux de la manière forte, les sages
et les mégalomanes.
La situation dans la métropole n'est d'ail
leurs pas brillante. En 1892 la rupture des
relations commerciales avec la France at
teint rudement les finances italiennes. Les
recettes douanières ont baissé de la moitié.
Un traité économique avec l'Allemagne ne
rétablit pas, tant s'en faut, la balance et
la triple alliance entraîne des dépenses mi
litaires croissantes.
Le ministre alors la tête des affaires,
di Rudini, est forcé de promettre des éco
nomies, même sur l'armée. Il condamne les
visées de ses prédécesseurs. C'est l'homme
du statu-quo sur la Rouge.
Mais avec les difficultés économiques, la
misère est venue, en Sicile surtout, dans
le fief Crispi. Les anarchistes redoublent
de propagande. La troupe doit intervenir.
C'est rapidement la chute, puis l'avène
ment de Giolitti, la dissolution, les élec
tions nouvelles, une suite de luttes politi
ques stériles, aggravées par le krach d'une
grande banque, dans lequel de nombreux
parlementaires sonr compromis.
La détresse est générale, tandis que, sur
un budget de 1551 millions, on en consacre
près de 1250 l'armée et la marine.
Ajoutez que les socialistes, qui ont créé
les fasci dei lavatori ou faisceaux ou
vriers, se sont mis en révolte ouverte, que
le sang a coulé, et qu'il va falloir augmen
ter les impôts.
C'est dans ces conditions difficiles que
Giolitti, débordé par les événements, va
passer la main, en novembre 1893, Crispi,
l'homme de la coterie coloniale.
Avec lui, les événements d'Erythrée vont
prendre un nouveau tour. Baratieri, qui
commande en Afrique, est sollicité d'opé
rer, par un succès tout prix, une diver
sion de l'opinion, qui commence s'émou
voir d'autant plus que Giolitti a laissé entre
les mains d'une haute autorité parlemen
taire, connue pour son intégrité, des pa
piers qui mettent fâcheusement en évidence
la collusion de plusieurs ministres et on
chuchote même de Crispi avec les ban
quiers récemment sur la sellette. Crispi a
bien tenu le coup en obtenant du roi la
dissolution des Chambres sur le point de
discuter un peu de ses papiers, parmi les
quels se trouveraient plusieurs billets or
dre bel et bien signés Crispi.
Les élections qui suivent sont une victoire
gouvernementale, mais elle n'abuse person
ne. Quelques lauriers africains viendraient
point pour consolider une autorité si com
promise.
Pourtant, on déclare bien haut, dans le
discours du trône, que l'on ne cherche pas
une politique d'aventure.
En fait la question d'Afrique était le
cauchemar du nouveau gouvernement.
L'année précédente. Baratieri a pu refou
ler sans trop de mal les forces ennemies
qui tenaient le Tigré. L'on a pu annoncer
que les troupes occupaient paisible
ment c'est le mot ministériel ce
vaste et important territoire.
La réalité n'est pas tout fait aussi belle.
Ménélik a cédé du terrain. Sous prétexte,
pour l'étranger, d'assurer la défense de
l'Erythrée, on s'est même installé Ma-
kallé, mais le Négus veut seulement se don
ner du répit, mettre un terme quelques
divisions intestiones, faire la paix avec le
roi de Goggiam, dont l'attitude lui causait
du souci.
De là penser sa résistance brisée, il
y a loin. Les événements ne devaient pas
tarder donner un cruel démenti l'op
timisme officiel, commandé par une politique
d'autruche.
f
Dès le début de l'été 1895, on s'était
rendu compte, l'état-major encore que
le service de renseignements ne fonction
nât pas fort bien du danger qui mena
çait. Le commandant en chef avait écrit
Rome de façon pressante.
Au milieu de l'été, il vint se concerter
sur place avec le chef du Gouvernement.
Crispi fut mis en garde. Mais on parlait
déjà d'annexer le Tigré l'Erythrée. Il
fallait en finir, donner satisfaction une
opinion volontairement endormie dans une
sécurité trompeuse.
Malgré une opposition qui se démenait
au parlement et dans ses journaux, les ren
forts furent intensifiés, la cadence de l'ex
pédition fut accélérée, sans préparatifs suffi
sants toutefois, sans laisser aux troupes nou
velles le temps de se faire au terrain et
au climat.
Cette fois, on irait vers la décision. En
attendant la fin de la saison des pluies,
pour préluder une campagne que l'on
voulait foudroyante, irrésistible, sans s'in
quiéter des moyens mis en œuvre et avec
des crédits toujours insuffisants, on pro
céda, avec succès d'abord, des pointes,
des reconnaissances. On poussait de l'avant
par petits paquets, dans l'intention de s'as
surer une meilleure ligne de départ... ou
de défense.
On laissait des postes, on avançait et l'on
reculait, sans plan bien défini. Ménélik at
tendait son heure. Elle vint au début de
décembre 1895.
Avec 2000 fusils rien que des indi
gènes ou presque le major Toselli a été
envoyé reconnaître la région des ambas,
ces terrasses formidables, véritables forte
resses naturelles, blocs quadrangulaires aux
parois presques verticales, coupés par des
gorges, des gouffres plutôt, de plusieurs
centaines de mètres.
Le terrain se prête toutes les surprises,
toutes les embuscades.
Le 7 décembre, la petite troupe se heurte
aux 150.000 hommes du ras Makonnen.
Lutte inégale, massacre héroïque. Les Ita
liens, dans des conditions invraisemblables,
tinrent près de dix heures. Quand tout fut
achevé, il ne restait que quelques hommes
valides. Sur 25 officiers et sous-officiers, on
comptait 21 morts et 2 prisonniers. Deux
officiers réussirent rejoindre le général
Arimondi qui avait dépêché la reconnais
sance.
Ce dernier, avisé par son service de ren
seignements, était précisément parti vingt-
quatre heures plus tôt de Makallé, avec un
peu moins de 5.000 hommes pour dégager
Toselli.
Il recueillit quelques hommes en déban
dade et fit la seule chose encore possible,
un demi-tour précipité, en laissant aux
mains de Makonnen un important dépôt
d'armes et, surtout de munitions.
Telle fut l'affaire d'Amba-Alaghi, pre
mier échec sérieux et prélude des revers
autrements graves.
L'explication, la Chambre italienne,
fut pénible et Crispi n'en sortit pas grandi.
Il obtint cependant d'une majorité docile
le crédit de 20 millions qu'il demandait.
Des renforts partirent, les premiers dès après
la Noël.
En Erythrée, on se met craindre le
pire. Ménélik ne va-t-il pas s'avancer pour
reprendre le Tigré et peut-être envahir la
colonie même, rejeter les Italiens la mer
Ses forces sont évaluées près de 100.000
hommes, relativement équipés et guerriers
d'élite, d'une endurance toute épreuve.
Le Négus a fait la paix définitive avec le
roi de Goggiam. On croit qu'il va frapper
un grand coup, avant que les renforts soien/
pied d'œuvre.
Rien ne se produit pounant. Dans l'igno
rance de ce qui se prépare exactement, on
reprend même un peu confiance et l'on
respire plus librement Massaouah, que
l'on avait mis en véritable état de siège.
Cenains assuraient même que les Ethio
piens demeureraient sur leur premier suc-
ces et que leur grande armée était en pleine
dislocation.
Ces impressions contradictoires, l'opti
misme succédant au plus profond découra
gement donnent une idée du désarroi qui
régnait ce moment.
Prudent cependant, Baratieri, pour mieux
concentrer ses troupes assez dispersées, s'est
regroupé sur la ligne Asmara-Adrigat-Mas-
saouah. La région de Kéren est évacuée ra
pidement, Adoua aussi, que l'ennemi ne
tarde pas occuper et Makallé est mainte
nant tout fait menacé.
C'est une position stratégique de premier
ordre et dont l'importance ne fait doute
pour personne. Il faut résister. Mais il y a
bientôt près de 80.000 hommes qui resserrent
le cercle autour de la place Mélénik droite
avec ses Choas, le roi de Goggiam gau
che et Makonnen, venu d'Antalo, au cen
tre.
Avec 1500 hommes, dont plus de 1300
indigènes, le major Galliano offre une ré
sistance remarquable. II tient du 4 au 21
janvier, infligeant des pertes sévères l'en
nemi, notamment au vainqueur d'Amba-
Alaghi.
(A suivre).