Supplément
illustré du
19 mars 1939
Le Vin et l'Art
de la tablt.
i
No 20.
La civilisation d'un peuple se mesure
moins l'abondance des biens qu'il dé
tient, ou sa puissance, qu'à l'usage
qu'il fait de ses biens, la manière dont
il s'en sert. Un homme est d'autant plus
civilisé qu'il parvient user avec tact,
modération, délicatesse des biens qui
l'entourent. N'est-ce pas la définition
de l'homme, d'être un animal raisonna
ble, et par conséquent de satisfaire les
besoins de son animalité en y apportant
lé tempérament de sa raison.
Ainsi le boire et le manger s'inscri
vent au premier rang des nécessités vi
tales de l'animal humain. Mais l'homme
ne domine la matière, et ne cesse d'être
un animal, que s'il ajoute ces néces
sités biologiques le raffinement du goût,
du choix et dé la présentatiôn. Nombre
de philosophes et de psychologues ont
classé les peuples, au point de vue de
leur degré de civilisation, en étudiant
non seulement l'activité de l'homme en
société ou de l'homme d'affaires, mais
surtout en analysant les mœurs de
l'homme table. L'art de la table résiste
victorieusement l'égalitarisme démo
cratique, car il présuppose une maîtrise
complète de l'être humain un mo
ment où l'ambiance le porte au laisser-
aller. N'est-ce pas ce qui faisait dire
un jour un journaliste, que ce qu'il
admirait le plus en Angleterre, c'était
la dignité d'un Lord éméché
L'art de la table ne consiste point en
ce luxe que des nouveaux riches met
tent offrir des plats excentriques
leurs invités. L'art de la table est fait
tout entier de délicatesse et de mesure.
C'est la création d'une atmosphère d'é
quilibre, dans laquelle le gourmand et
le soulard s'ennuyent, mais qui donne,
l'homme d'esprit, le plaisir de la con
versation vive émoustillée par le vin dé
licat. C'est la joie du gourmet, qui par
vient rendre artistique la plus prosaï
que des fonctions humaines s'alimen
ter.
Le vin joue dans l'art de la table un
rôle capital. Il en est, dirions-nous, tout
la fois le décor et l'achèvement. Uû
bon plat postule un bon vin, et se con
stituer une bonne cave est le premier
souci du gourmet. Mais c'est bien une
caractéristique de la décadence et de
l'énervement de notre époque, où sont
les bonnes caves d'antan. Qui a encore
le courage, comme le faisaient nos aïeux,
d'acheter une pièce de vin la naissance
d'un enfant, pour la déguster son ma
riage Tout va trop vite, tout est trop
instable, pour que l'on immobilise
ainsi des capitaux, et surtout pour que
Autre vue des caves de M. Covemaeker-Benoot Poperinghe
Nos lecteurs remarqueront les parois construites pour conserver dans les
caves une température toujours égale.
Vue des caves de M. Covem seker-Benoot Poperinghe.
l'on fasse des projets vingt ou trente
ans de distance.
Nous allons vers une évolution, et
peut-être vers la disparition de ces ca
ves composées soigneusement de pièces
de vin, qui se font patiemment, et aux
quelles on ne touche, avec précaution,
que quinze ou vingt ans après l'achat.
Il faut actuellement un relai entre le
producteur et le consommateur, et nous
discutions de ce point de vue, récem
ment avec un ami, qui nous dit Mais
il existe dans la région un jeune, qui a
parfaitement compris la situa tion, et
qui vient de construire des caves iso
thermes, lui permettant de remplir ce
rôle nouveau.
Cette conversation nous conduisit
Poperinghe, chez M. Michel Covemae-
ker, et ce ne fut pas, sans étonnement
que nous découvrîmes une superbe in
stallation susceptible de contenir plus
de quarante mille bouteilles. Les ama
teurs de bon vin connaissaient l'ancien
ne firme Benoot, créée en 1871, con
tinuée par Maurice Benoot et reprise par
le gendre de celui-ci M. Covemaeker-
Benoot. Tout en parcourant l'installa
tion nous déplorions l'actuelle décaden
ce de la table, nous dirions l'ignorance
des palais modernes qui, brûlés par le
whisky, raclés par de barbares cocktails,
n'apprécient plus la finesse d'un vieux
bourgogne quadragénaire ou d'un bor
deaux trentenaire. Pourquoi ne pas ai
der nos lecteurs créer nouveau ce
plaisir de la table, qui ne consiste pas
ingurgiter mets et boissons plusieurs
heures d'affilée, mais doser habile
ment, au cours d'un repas bien conçu,
des vins appropriés et de choix.
Des vins de choix, quand on vous
soumat au supplice cTtngurgtter parlote
de vrais tort-boyaux Quand voua yi
songez ne vous souvenez-vous pas de
ces étapes de générations auxquelles
s'associent quelques bonnes années
Nos grands-parents qui sortaient 4e
leurs caves des 1870, des 1887 et 1888.
et des 1895 nos parents qui étaient
heureux d'avoir acheté au début de leur
mariage les fameux 1900, et d'aussi bon*
1904 1907, dont, hélas trop de bou
teilles arrosèrent les gosiers des occu
pants allemands. Mais les amateurs bel
ges eurent l'occasion, l'Armistice, de
refaire leurs caves, grâce ces excellen
tes récoltes de guerre, les 1915-16 et 17.
qui sont maintenant arrivées parfaite
maturité.
Nous demandions M. Covemaeke*
comment nous pourrions le mieux ren
seigner nos lecteurs, sur les années sui
vantes, et il nous fit une promesse qui
les enchantera. Nous aurons le plaisir
de faire défiler successivement dans LE
SUD quelques crus de premier ordre,
et de tenir le lecteur au courant de la
qualité des vins, M. Covemaeker se ren
dant annuellement Bordeaux pendant
la récolte. Ainsi nos lecteurs qui se
raient désireux de compléter leurs ca
ves, auraient l'attention attirée sur la
valeur des récoltes. Us eussent par
exemple pu acheter temps les années
remarquables 1928-1929, et eussent les
premiers été informés de la valeur de la
récolte 1937.
Promesse faite, promesse tenue. Noua
aurons plus d'une fois l'occasion d'y
revenir, et, comme il se doit, avant de
quitter M. Covemaeker, nous buvons
la santé de nos lecteurs un de ses vixui
qui nous récompensent largement du
travail que nous cause cet interview.