Chronique locale. A propos du Carnaval. Le tout petit rédacteur du Journal cl'Yprcs n'en revient pas. Oyez, ami lecteur Le Progrès a dit que le Carnaval se meurt lentement Ypres, ce que tout le monde a pu constater, et là-dessus Carcasson prend son che val de bataille et lance la tête de notre journal l'apostrophe de joli mensonge Tous les mêmes, les ordinaires, extraordinaires, grands et petits rédacteurs du Journal J Ypres ils ont constamment la bouche le mot mensonge, eux qui, deux fois par semaine, dans leur feuille de vigne, mentent comme des arracheurs de dents. Que le Cycle-Cluh ait organisé Dimanche der nier une mascarade tout-à-fait fin de siècle, ce en quoi nous ne pouvons que le féliciter, cela de même M. Nothomb s'imagine aujourd'hui, de très bonne foi, que la savonnette a passé sur lui grâce son étard moui'lé de cette semaine. C'est une illusion dont M. Nothomb reviendra tous les jours davantage. Au reste, pour apprécier l'attitude actuelle et im prévue de M. Nothomb, il faut étudier d'un peu près ce caractère singulier, attrayant sous tant de rapports, en dépit de faiblesses notoires. M. Nothomb est un courageux qui a la vanité de son courage au point d'en devenir un petit-cousin de Joseph Prud'homme. Cette vanité, qui ne peut se passer du clinquant, du bruit, qui lui fait mettre une aigrette et un panache aux cho ses les plus simples, les plus courantes, égare la criti que sur les qualités de cet esprit de forte trempe. Voyez-le partir la Chambre sur n'importe quelle ques tion, politique ou chemin de fer vicinal. Carrant sa haute taille en des allures de mégalosaure surmonté d'une tête d'orfraie, il souligne les notes caverneuses de sa basse fêlée de l'agitation de ses bras énormes termi nés par ses grosses mains rouges qui montent et des cendent en un perpétuel mouvement. Et toujours le trémolo l'orchestre et la sourdine au tire-cordes. Pourtant, de cette puissante race des Nothomb, c'est au député de Turnhout que la critique historique rendra un jour le plus bel hommage, quand elle comparera les qualités intellectuelles respectives de ses membres. Il y aurait bien des choses intéressantes dire de M. J.-B. Nothomb, qui mourut Berlin le diplomate le plus en vue de notre jeune pays. Il y aurait faire connaître cet esprit en déshabillé, au naturel, uniforme bas, la loupe du critique la main il faudrait évoquer les jugements que portèrent sur lui les hommes qui l'ont le mieux connu, le plus nettement jugé, Léon XIII, par exemple, qui le vit l'œuvre (1), et on serait bien étonné, M. Alphonse Nothomb, dépouillé de ses manies, de sa pose, de son enflure, voulue ce point qu'elle est devenue pour lui une seconde nature, est un esprit d'une race bien autrement élevee et distinguée que son célèbre frère. Si de tristes accidents n'avaient pas brisé l'activité agissante de sa carrière, si une inexplicable fatalité. car c'est la troisième fois que son nom est associé des événements malheureux pour "son parti, ne semblait pas liée sa personne, il eut rendu ses amis de superbes services de chef dirigeant. Au con traire, telle que sa vie publique apparaît aujourd'hui, son habileté s'est bornée se servir de son parti pour se tirer des mauvaises passes où il s'est engagé. Mais, que de dons naturels improductifs, que de généreuses qualités d'esprit inoccupées et sans fruit Une belle éloquence, coulant de source, élevée de ton et d'har monie parfaite. Un goûtartistique rare dansnotre pays, et qu'une vie politique moins monacale, plus vivante, eût affiné vers de plus modernes réalités. Cela immobi lisé, stagnant, s'usant dans l'impuissante et muette consomption de l'homme supérieur assistant vivant une mise au tombeau anticipée. Quel qu« soit néanmoins le mobile véritable de sa démission dramatique de l'autre jour, que ce motif soit généreux ou godiche, intéressé ou machiavélique, que l'acte soit une sottise ou un bel héroïsme, il n'en est pas moins comme un reflet intéressant de l'esprit de nos ancêtres, de nos pères politiques de 1830. Leur virilité indépendante, leur forte habitude de pensée person nelle et libre sont bien oubliées aujourd'hui dans ce parti clérical que domine la louche figure de M. Beer- naert, ce Deutz de contrebande. L'acte de M. Nothomb, accompli seul, l'insu de ses adversaires, sans que ceux-ci puissent lui en tenir compte, ni même l'accep ter sans défiance, nous rappelle ces franchises de l'ab bé de Foere défendant la république et le suffrage universel au Congrès National, où cette déclaration loyale de M. de Haerne proclamant au Parlement, sur interpellation de M. Bara, au lendemain des lettres pastorales de nos évêques, que voter pour les libéraux n'était pas un péché mortel M. Nothomb, quoiqu'il fasse désormais, même en admettant qu'il parvienne un jour installer une banque qui rende ses actionnaires de 1870 leurs millions perdus, est un homme fini pour le cléricalisme. Il n'aura jamais l'appui ni le soutien des libéraux. Mais au moment où cet homme aussi mal heureux qu'intelligent, se trouve expulsé violemment (1) A rappeler ces curieux détails donnés en 1888 dans une étude publiée dans la Revue générale par un publi- ciste catholique Un seul ministre, disait-il, paraît avoir été mécontent de la nonciature de Mgr Pecci, J -B. Nothomb. Pourquoi J'eus le plaisir de le voir quand il fit son dernier voyage Rome, et je lui demandai s'il ne solliciterait pas l'honneur de se présenter l'audience du Saint-Père. Il me répondit sèchement Non Cependant, répliquai-je, il y aurait grand intérêt pour vous de revoir sur le trône de Saint- Pierre un prélat avec lequel vous avez vécu plusieurs années Bruxelles Non répéta le baron Not homb...» Je ne parvins pas tirer de lui d'autre explication, de son parti, nous ne pouvons lui ménager notre curiosité bienveillante. M. Nothomb aura désormais une place spéciale et unique dans la politique belge. Clérical récalcitrant, dont les actes les plus courageux doivent toujours être maladroits, il deviendra un épou vantai! que les Père Duchêne conservateurs agiteront sans cesse aux yeux des jeunes néo-catholiques tentés de reconnaître l'honnêteté, le talent, la loyauté d'un adversaire. M. Nothomb a aujourd'hui soixante-dix ans. Tem pérament dur la fatigue, muscles d'acier. Très capa ble, comme il le fait chaque automne, de suivre toute une journée de traques sur les hauts plateaux d'Arden- ne. Sa carrière administrative est trop connue pour la rappeler longuement. Entré dans la magistrature de bout par la protection de son frère, plus âgé et déjà au pouvoir, il fut appelé directement au ministère de la justice le 30 mars 1855, succédant M. Ch. Faider, depuis procureur général de cassation, qui, lui aussi, avait quitté les parquets pour le poste ne chef de la magistrature. Depuis la mort de M. P. De Decker, il est le seul membre encore vivant de cette fameuse ad ministration de 1855, le ministère des couvents. Nous sommes bien persuadés qu'aujourd'hui M. Nothomb préférerait traverser nouveau les journées enfiévrées de 1857, pendant lesquelles il faillit prendre un bain forcé dans le bassin du Parc, que de subir les hottées d'outrages et d'injures que la presse cléricale lui verse tous les jours sur le crâne. Quelque temps après les fameuses affaires Langrand- Dumonceau, où M. Nothomb joua un rôle que nous ne voulons pas rappeler en détail, le cabinet clérical crut devoir une compensation ce malheureux et le décora. Mesure.bien impolitique, et qui ne pouvait passer sans protestation. M. Frère-Orban exprima la tribune national le sentiment public avec sa netteté habituelle. M. Nothomb gémit un long plaidoyer personnel dans lequel il déclara entre autres qu'il était sorti* appauvri» du Crédit Internationalde XHypothécaire, etc. Il termina en accusant. M. Frère-Orban de lâcheté pour l'avoir attaqué avant la clôtute de l'instruction judiciaire dirigée contre les administrateurs langran- distes. M. Frère-Orban fit cette apostrophe une réponse terrible et foudroyante. J'attendrai, dit-il, pour demander compte de ces paroles celui qui les a prononcées qu'il se soit justifié devant les tribunaux. Il fallait donc attendre. dit M. Nothomb. Pour vous décorer, conclut M.Fière-Orban. Ce sont là les gros incidents de la carrière de M Nothomb. Il en eût de plus minces mais de plus hono rables, comme son discours pour la défense du général Vander Smissen dans l'affaire du conflit de Laeken, les paroles émotionnantes qu'il jeta sur la tombe «le M. Pirmez et sur celles des malheureux morts an feu lors de l'incendie du Palais de la Nation l'oraison fu nèbre si juste de ton, prononcée par lui lors de la mort du prince Baudouin, alors, dit-il, qu'« il aurait fallu les accents de Bossuet pleurant une fille de France pour parler dignement d'une telle mort. A rappeler aussi ses démêlés avec M. Woeste qui. lors de la dernière élection de Turnhout, suscita M. Nothomb de telles difficultés qu'il dut faire amende honorable dans la question militaire et s'incliner devant les intrigues toutes-puissantes du chef des fédérations cléricales. M. Nothomb r de curieux côtés de caractère. Un des rares droitiers qui accepte sans broncher un mandat de témoin dans un duel. D'une générosité spontanée et réelle, mais avec des réticences subséquentes de capi taliste madré qui ôtent de la valeur son héroïsme. Utilitaire aussi, très déterminé, et d'un népotisme qui vaut celui de M. De Lantsheere. Innombrable serait la liste des parents et arrière-parents qu'il a casés dans les fromages de diverses provenances qu'offre le Budget. Auteur du fameux mot, prononcé après l'arrivée des cléricau» au pouvoir, en 1884 Nous sommes les maîtres En octobre 1884, au renvoi de MM. Jacobs et Woes te, sa tactique fut bien curieuse. Sa nature lui com mandait les résolutions extrêmes, héroïques, la majori té se retirant sur le Mont-Aventin, laissant la Cou ronne le pouvoir et les responsabilités. C'était le sentiment de bien des membres de la droite, très doux, très pacifiques d'ordinaire. Ces agneaux devenus des tigres, ces politiciens faciles voulurent jouer au Pitt refusant les offres de son Roi. M. Nothomb, au con traire, jeta de l'eau froide sur ces beaux enthousiasmes. Lui, le cornélien par tempérament, fut dans cette oc casion, le plus bourgeois, le plus accommodant de tous. Il défendit dans la fameuse réunion des droites tenue au ministère des finances et laquelle les indépendants furent convoqués par erreur, la nécessité de ne pas lâ cher le pouvoir, de fournir des places et des prébendes tous les catholiques sevrés depuis six ans de ce genre de bénéfices. En soutenant cette thèse, il fut un des artisans les plus chauds de la fortune ministérielle de M. Beernaert. Dans l'affaire Boulanger, M. Nothomb eut aussi un rôle particulier. A la célèbre soirée don née par le député indépendant, où MM. les ministres des affaires étrangères, de l'intérieur et de la guerre s'évanouirent si joyeusement, M. Nothomb eut un long entretien public avec le général. Le lendemain, il lui faisait une visite que lui rendait le chef du Parti na tional. M. Nothomb se répandit alors en éloges du gé néral Boulanger, disant qui voulait l'entendre qu'il avait interpellé le futur dictateur sur la question reli gieuse, et que toutes satisfactions lui avaient été don nées. Ce qui nous ouvre, très large, dans le cerveau de M. Nothomb, la case réservée la jobarderie. Il en est encore une autre, où so conosntre chez lui la bonne vanité bébête. Nous avons déjà signalé plus haut l'existence de ce récipient, convenablement bondé, dans la boite crânienne de M. Nothomb. Voici une anecdote, dont notie confrère Victor Hallaux a été jadis le héros, et qui permet de sonder ce côté du ca ractère de M. Nothomb. C'était la fin de 1856, Vic tor Hallaux était, étudiant. Une après-midi, rue Royale, il croise M. Nothomb qui fumait. Il s'approche de lui, lui demandant allumer son cigare au sien. M. Not homb lui tendit son cigare sans mot dire et, comme remerciant, Victor Hallaux poursuivait sa route, le ministre le retint par cette question, faite avec une importance gourmée et soulignée d'un regard plongeant au-dessus de ses lunettes. Savez-vous, monsieur, qui vient de vous don ner du feu Ma foi non, répondit Hallaux pour voir où il voulait en venir. Eh bien c'est M. le ministre Nothomb Et là-dessus, il s'éloigna majestueusement, avec gravité, évidemment convaincu qu'il laissait son inter locuteur ou ébranlé, ou confus, ou émerveillé. Tel est l'homme en déshabillé, avec ses menues fai blesses. Nous avons voulu, dans notre esquisse biogra phique, rappeler simplement les grandes aerainances de cette vie sans nous y appesantir, comme il nous eut été facile de le faire. Nous avons désiré être pitoyable pour un homme qui certes ne l'eût jamais été pour le parti libéral s'il n'avait été empêché de consacrer ses facultés éminentes la politique active. Nous avons surtout voulu nous souvenir aujourd'hui de l'acte, en somme intéressant et pas banal, qu'il vient d'accomplir. Sa situation morale vis-à-vis des hommes impartiaux s'en améliorera certainement, et ils pardonneront beau coup ce pêcheur qui a beaucoup osé. Quant la situa tion morale de M. Nothomb vis-à-vis de ses amis, elle va être douloureuse, terrible même, et nous le plai gnons sincèrement Les accès d'indépendance et de courage coûtent cher dans le parti clérical. Us lui vau dront cette injure suprême de se voir donner des leçons de convenance, de fidélité et de loyauté par le journal qui injuriait M. De Lantsheere. Et le vieux parlemen taire, affaissé sur son banc, esseulé, plus morne et assombri que jamais, se verra même, pendant les quel ques mois lui restant passer au Parlement, refuser la main par ses anciens collègues du banc des réprou vés, les Coremans, les Beeckman, les De Decker, les De Malander, qui lui reprocheront ce qu'ils appellent déjà sa traîtrise et sa félonie.

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Le Progrès (1841-1914) | 1892 | | pagina 2