N® 3. Jeudi,
54e ANNÉE.
II Janvier 1894
JOURNAL D'YPRES ET DE L'ARRONDISSEMENT.
A nos lecteurs.
Représentation proportionnelle.
UNE VIEILLE ROMANCE.
6 FRANCS PAK AN.
PARAISSANT LE JEUDI ET LE DIMANCHE.
Nous prions instamment nos lecteurs de bien
vouloir remettre au bureau du Progrèstous les
timbres oblitérés et toutes les feuilles et mor
ceaux d'étain qu'ils pourraient recueillir.
Ces objets sont destinés une oeuvre philan
thropique.
Yprès, le 10 Janvier 1894.
Grâce son intrinsèque justice, l'idée de la
représentation proportionnelle fait peu peu
sa trouee et continue de vaincre les résistances
de la routine et de l'esprit de parti.
Voici le texte d'une délibération que vient
de voter le Cercle catholique de Nivelles,
semancipant décidément de la tutelle de M.
Woeste
Le Cercle catholique de Nivelles
Considérant que la représentation propor
tionnelle est juste
Qu'elle doit accompagner lobligation du
vote
Qu'elle ferait obstacle ce que la division
politique du Parlemeent correspondît la divi
sion de la Belgique en. deux races
Quelle diminuerait l'âpreté de la lutte des
partis
Qu'elle rendrait peu utile la corruption
électorale
Qu'elle assurerait chaque parti son indé
pendance et sa dignité
)X(om
Quelle faciliterait l'éducation politique de
la masse électorale, en la mettant en presence
de programmes distincts, et non de coalitions
de programmes contradictoires
Qu elle appellerait la vie politique les
minorités éternellement sacrifiées de certains
centres
Qu'elle compléterait admirablement l'œu
vre du Congres national
Emet le vœu d'introduire la représentation
proportionnelle dans nos institutions.
Celle délibération résumé en quelques for
mules exactes les arguments essentiels des
proportionnalités.
il en est un surtout qu'elle met dans tout
son jour, celui tire du danger qui fait courir
la nationalité Belge la presque adéquate con
cordance entre la division politique du Parle
ment et la division ethnique de notre terri
toire.
Aujourd hui la représentation des provinces
flamandes est presque exclusivement cléricale,
alors que celle des provinces wallonnes est en
grande majorité libérale. 11 y a là un conflit
pofilique Iétat aigu qui* venant sajouler au
conflit des langues et des races, pourrait ame
ner quelque jour d irréparables déchirements.
Voilà pourquoi le patriotisme, autant que
l équite et la logique du système représentatif,
recommande la reforme minoritaire.
On peut espérer, nous semble-t-il, que la
droite parlementaire elle-même, quelque atta
chée qu elle puisse être aux situations acquises,
finira par le comprendre.
Déjà s'ebauchent dans son sein, sur l'initiati
ve de plusieurs de ses membres, divers projets
de représentation proportionnelle qui, s'ils ne
sont pas l'adéquate et universelle réalisation
du principe minoritaire, constituent de pré
cieuses concessions et de serieuses bases d'en-
tente.
Tel le projet de M. De Sraet-De Naeyer,
plus heureux aujourd'hui que lorsqu'il mettait
toute une session tréfiler son légendaire rap
port sur le système de l occupation.
L'honorable députe de Gand conserve la
géographie électorale actuelle et répugne
l'idee d'une agglomération arbitraire de petits
arrondissements, absolument nécessaire si l'on
veut organiser dans tout le pays la représenta
tion proportionnelle. Partout où le vote est uni
nominal ou binominal, il resterait tel, et le
système minoritaire ne commencerait fonc
tionner que dans les arrondissements élisant
un minimum de trois députes.
On peut trouver que cela manque de logique,
et que rien ne s'opposerait, par exemple, ce
que toutes les circonscriptions uninominales du
Luxembourg fussent fondues en un arrondisse
ment unique élisant cinq députés et régie par
le système minoritaire mais le mieux est
l'ennemi du bien, et lapplication de la repré
sentation proportionnelle dans 23 circonscrip
tions élisant 125 députés, soit les quatre cin
quièmes du Parlement, nousapparaltraitcomme
un bien enviable résultat.
Voici comment, dans Ylmpartial de Gand,
M. De Smet-De Naeyer expose les motifs de sa
formule
Les circonscriptions électorales pour les
Chambres législatives existent depuis l'indé
pendance de la Belgique elles ont été établies
logiquement et naturellement, d'après la situa
tion géographique et historique des provinces
PROGRÈS
vibes acquihit eundo.
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et ri, rue de l'Enseignement, Bruxelles.
/wtlUton.
I
Il y a longtemps qu'on l'a dit, murmura mon ami
Tristan en secouant les cendres de sa pipe les sons com
me les parfums ont une magie toute-puissante. Rien ne
surpasse le pouvoir d'évocation d'un vieil air que nous
avons entendu dans notre jeunesse et qui résonne de nou
veau nos oreilles. Tiens, l'autre soir, dans un Café-
Concert qui a pour spécialité d'exhumer les chansons
jadis chères nos grands-parents, une jeune femme costu
mée en matelot napolitain chantait une des premières
romances de Gounod
Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller
Encore que la chanteuse ne parût pas trop comprendre
le sens des vers de la chanson, néanmoins elle avait la
voix fraîche, et le charme de la mélodie a suffi pour me
ramener trente ans en arrière.
Mon ami, en un clin d'œil, j'ai été transporté dans la
petite ville poievine où j'avais entendu cet air pour la pre
mière fois. J'ai revu avec une très précise netteté les rues
silencieuses où I herbe pousse, les maisons pignons avec
la tourelle qui sert de cage l'escalier de pierre, la vallée
touffue où la rivière lente et sinueuse coule pleins bords
sous les feuilles plates des nénufars, et il m'a semblé que
je voyais aussi s'écouler ma prime jeunesse paresseuse et
ensommeillée, toute fleurie de rêves, toute gonflée de ti
mides désirs. Le lointain passé a ressuscité pour moi. J'ai
cru être encore dans le salon du rez-de-chaussée, mesqui
nement meublé, où une jeune fille de vingt ans, assise au
piano, chantait la barcarulle de Gounod.
Les fauteuils de paille, le piano entre les deux fenêtres
dont les volets demi-clos laissaient passer un rayon de
soleil, la chanteuse en robe de nankin pâle, avec ses che
veux retroussés et crêpés sur le front et ces accroches-
cœurs sur les tempes, la coiffure la mode en ce
temps-là j'ai revu toutes ces choses, et j'ai éprouvé
de nouveau les sensations d'autrefois.
U
La jeune fille s'appelait Eveline. Elle était pâle, un peu
maigre, avec un regard fier et des mines dédaigneuses.
On était encore romantique alors son air maladif, ses
yeux bruns noyés de mélancolie, ses façons de regarder
avec hauteur les gens qui la coudoyaient et de passer
travers les détails prosaïques de la vie comme un ange qui
secoue ses ailes me pénétraient d'admiration et me soule
vaient de terre je l'aimais avec un lyrisme tout platoni
que.
Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller
Où elle voulait aller, je n'en savais rien, mais je l'aurais
suivie jusque dans les nuages. Je la dévorais des yeux,
j'aurais donné tous mes trésors que je n'avais pas
pour baiser l'ourlet de sa robe. Mais elle ne tournait pas
la tète quand j'étais derrière elle, et si par hasard ses re
gards tombaieut sur moi, ils glissaient sans s'y arrêter
comme deux gouttes d'eau froide le long d'une toile cirée.
Elle n'accordait aucune attention ce garçon de dix-huit
ans qui sentait encore son collège, et qui, pour elle, était
une non-valeur. Si j'avais eu plus d'expérience, j'aurais
compris que cette jeune belle savait fort bien, pour son
compte, où elle voulait aller. Elle rêvait, tout en modu
lant ses roulades, de s'embarquer pour la mairie avec
quelque mari sérieux, le nouveau notaire ou le substi
tut de l'endroit... Mais j'avais le cerveau trop embrumé
de fumées sentimentales et mon lyrisme romantique
m'aveuglait.
Ah! si j'avais été plus clairvoyant ou moins coquebiD,
je me serais aperçu que la femme du vieux propriétaire
chez lequel Eveline faisait de la musique me regardait
précisément avec celte même attention que je prodiguais
en vain la chanteuse
Mme Cailleteau avait trente ans c'était une Poitevine
pur sang, rondelette, potelée, pulpeuse, avec une petite
bouche en cerise, des yeux noirs et de jolis cheveux châ
tains. Pour elle, le garçon de dix-huit ans, bachelier de la
veille, n'était pas une quantité négligeable, et, mainte
nant que je resonge je crois qu'elle n'eût pas demandé
mieux que de m'aider devenir licencié ès-sciences
amoureuses. La chose eût été facile. Le mari, vieux et
cassé, joueur comme les cartes, passait toutes ses soirées
au Café des Halles il ne rentrait qu'à dix heures et on
l'entendait venir dans la rue déserte et sonore.
Tandis que M. Cailleteau jouait sa consommation aux
dominos, moi je tenais compagnie Mm* Cailleteau dans
le salon du rez-de-chaussée où le piano ouvert et les fau
teuils de paille me parlaient encore d'Eveline. J'étais telle
ment idiot que j'employais ces heures de têle-à-iête
entretenir la dame des grâces et des mérites de la jeune
fille. Elle ne m'écoutail que d'une oreille chaque in
stant, elle m'interrompait pour me prier de glisser un ta-